Larcade UE7 4ème cours 19/10/06

De Univ-Bordeaux

Les pratiques alimentaires de la première modernité

Le XVe et le XVIe siècle ont correspondu à une transformation du goût et des pratiques alimentaires chez les européens : importance des épices, de l’agriculture… Les livres de cuisine permettent d’étudier les pratiques alimentaires : voir bibliographie en fin de cours.

I/ Inventaire des produits de base

A/ Le manger

1) Les céréales

  • Nuances géographiques : d'une région à l’autre, le froment n’est pas toujours présent en abondance. Donc, les gens doivent rechercher des grains ou des aliments de substitution.
    • Au N-E de l’Europe, le climat ne permet que la culture du sarrasin (considéré comme la céréale du pauvre). On en tire le Gruau ou la Polenta grise. Cette céréale se diffuse au XVe-XVIe siècle au Pays-Bas, en France, en Italie.
    • En Italie du Nord, la pénurie de froment occasionne des prix tellement élevés que la céréale devient plus chère que la viande de porc.
  • Nuances sociales : consommation différente entre les bourgeois les plus riches et les paysans.
    • Les citadins aisés peuvent grâce à des réserves faire du pain blanc qu’ils font cuire chez le boulanger.
    • Les paysans ont de l’orge, de l’avoine, du seigle, du méteil, éventuellement du froment pour préparer du pain cuit une fois par semaine, et consommé dur et rassis avec des soupes d’herbes potagères.

2) XVe/ XVIe : diversification en cours

La promotion des légumes indigènes
  • Les espèces de légume ont été importées d’Asie au cours du Moyen-âge :
    • L’artichaut (mangé en dessert) : légume associé à la réussite commerciale. Il se manifeste jusque dans l’architecture Renaissance. Exemple : dans l’Hôtel Bernuy à Toulouse, la cour d’honneur est remplie de motifs représentant des artichauts (= signe de richesse, de luxe).
    • L’asperge est très prisée
    • Le melon (source de mortalité en Italie pendant les guerres de religion : indigestion)
    • Les courges
    • Les choux-fleurs
    • Les endives
  • Dans les livres de cuisine, on observe la progression de la consommation de racines (carottes, salsifis, panais, crosnes) au détriment des légumineuses (pois chiches, fèves, haricots).
Les nouvelles plantes
  • Le riz asiatique se sédentarise dans la vallée du Pau dès le XVe siècle.
  • Bientôt suivi par le maïs : voyage de Christophe Colomb aux Indes occidentales en 1493, l’introduit en Espagne puis au Portugal en 1520, en France de l’Ouest en 1530, en Italie du Nord en 1540. Au XVIe siècle, le maïs état utilisé comme plante fourragère et n’est consommé qu’à partir du XVIIe siècle.
  • La tomate (on s’en méfie moins) se répand au XVIe siècle en Italie, en Espagne, en Provence. Elle est consommée en salade.
  • Le haricot américain remplace la faséole.
les fruits
  • Considérés comme des compléments alimentaires par les paysans, ils progressent dans l’alimentation.
  • Il y a une multiplication des vergers destinés à approvisionner les tables de riches. Les fruits sont consommés frais ou séchés : figues, dattes, raisins…
  • Par ailleurs, les espèces évoluent grâce aux jardiniers agronomes, surtout en Italie (dès XVe siècle, mais surtout au XVIe). En Italie, il y a de véritables laboratoires qui se lancent dans une entreprise délibérée de sélection des espèces : poires de Milan, pêches de Pavie (aresto), reines-claudes, citrons et oranges de la méditerranée (pour préparation de plats chauds ou salés).

B/ Le Boire

C'est un apport énergétique

1) Le vin : la boisson la plus répandue

  • Répandu dès l’Antiquité, il y a des vignobles dans les pays méditerranéens.
  • Au XVe-XVIe siècle, il y a de nombreuses zones de culture extensives : Touraine, Pays Nantais, Bordelais, Sicile, Andalousie, région rhénane, le Frioul (1/3 du N.E. de l’actuelle Italie) et la Tyrol. On y fabrique des vins clairets destinés à l’exportation. La vigne est cultivée partout au Sud de la ligne Loire / Crimée.
    • Selon Marcel Lachivier, la piquette s’appelle le « ginglet » en région Pontoise.
    • Selon J.L Flandrin, les paysans boivent du vin car son prix est modique.
  • Le vin est un aliment symbolique des chrétiens qui convient bien aux travailleurs de force compte tenu des calories.
    • Selon Thomas Platter (humaniste de Bâle du début du XVIe siècle), dans son journal, le vin est la seule boisson excitante que l’on connaisse à la Renaissance (le café et le cacao ne sont connus en Europe que sous l’angle de la curiosité).

2) Les autres boissons

  • Les eaux de vie

Le XVIe siècle voit naître les premières eaux de vie, vendues dans les tavernes ( En Russie et en Pologne, c’est le premier âge de la vodka). Le vin est importé dans les zones nordiques, mais ils ont des produits de remplacement (Russie, Pologne, Lituanie : hydromel grâce à l’abondance de miel sauvage).

  • Le cidre

Au Pays Basque, en Galice, en Normandie, en Bretagne, dans le Devon (partie S-O de la Grande-Bretagne), on cultive des pommiers. Selon le Journal de Blaise de Monluc, les soldats se nourrissent chichement ; contents de trouver de la « pommade » (sorte de cidre). D’après le Journal de seigneur de Gouberville (campagnard du Cotentin), on apprend qu’il fait des greffes de pommes.

  • Le poiré

Il est obtenu à partir de la poire.

  • La bière

En Europe de l’Est et du Nord (Alsace, Écosse, Flandres, Irlande, Angleterre, Pologne), il y a des boissons à base de céréales fermentées : la bière. Lorsqu’il n’y a pas de houblon c’est de la cervoise

Le problème de l’ivresse au XVIe siècle attend encore des études poussées. Félix Platter dans son Journal (qui fait des études de médecine à Montpellier) daté de 1556, fait référence aux « sacs à vins », très nombreux et tous d’origine allemande.

II/ Les formes de la consommation alimentaire

A/ Eléments de continuité

1) L’épicé

  • Déjà au Moyen-âge, on mangeait épicé. La renaissance accroît la consommation d’épices. L’Europe commerce avec l’Orient : poivre, gingembre, clous de girofle, noix de muscade. Au XVe siècle, les républiques de Venise et Gênes assurent leur fortune grâce à ce type de commerce. Voir Lisa Jardine (historienne). Le poivre est considéré comme de l’or noir (instrument de mesure). Au XVe siècle, il a un peu perdu de sa prééminence au profit du gingembre. Il revient en force et se diffuse au XVIe siècle. Selon Noël Du Fail, conteur français du XVIe siècle (style Rabelais), même le petit peuple se met à consommer du poivre.
  • Beaucoup d’explications erronées à cet engouement ont été données :
    • Dire que les épices couvrent le goût de la viande avariée. C’est faux car on ne peut pas garder les viandes pourries : on mange frais. Aucune recette n’associe la salaison (méthode de conservation) aux épices.
    • Dire que la rareté des épices serait un signe de distinction social. C’est faux, puisqu’il en serait de même pour la bière or ce n’est pas le cas. La volonté d’apparaître plus riche que ses voisins n’est pas une raison suffisante.
    • Dire que la cuisine épicée viendrait de la rencontre avec le monde arabe au temps des Croisades. C’est faux car des livres de cuisine de l’antiquité romaine font déjà référence aux épices. Apicius (25 av - 37 ap J-C) utilisait beaucoup d’épices dans ses recettes.
    • Selon J.L Flandin, l’explication est essentiellement diététique : on attribue aux épices des qualités médicales particulières. Exemple : on préconise l’emploi de la cannelle pour la santé du foie et de l’estomac. Pour les médecins, les épices servent à rendre les aliments plus digestes. On applique toujours la médecine de Galien et sa théorie des humeurs : à chaque tempérament son régime alimentaire. Les saveurs : âcres, amères, salées, acides, grasses, douces, insipides, acerbes… servent à réguler des diètes. Exemple :
      • La chair de l’oie est considérée comme excrémenteuse, froide et humide. Les médecins préconisent de la consommer farcie avec du pain trempé dans du bouillon avec du poivre, de l’ail, de la sauge et du gingembre.
      • Pour les viandes quadrupèdes (considérées comme plus sèches) : clous de girofle, gingembre, cannelle, poivre, graines de paradis.
      • Pour les poires: « fort venteuses » (Ambroise Paré) : clous de girofle cuites avec du vin rouge, saupoudrer la poire de sucre et de cannelle.

2) Le "visualisé"

  • C’est le goût des couleurs. Au Moyen-âge, on parle d’appétit « chromatique » qui perdure au XVIe siècle. On recherche des effets de couleurs :
    • Pour le jaune : jaune d’œuf ajouté à du safran
    • Pour le vert : tournesol + safran
  • Durant les banquets, on servait de la nourriture qui rappelait les armoiries : ce sont les écartelés. Henri VIII d’Angleterre avait pour tradition « le blanc manger » (esthétique + diététique) : viandes blanches, sauces blanches, desserts au lait d’amande.

B/ Des faits nouveaux

1) Le sucré

  • Il commence à conquérir les rives septentrionales de la Méditerranée à partir du monde arabe durant les croisades. En 1453 avec la prise de Constantinople, les difficultés de commerce et de circulation avec l’Orient ne font pas baisser la consommation, mais incite la Sicile, l’Espagne, Madère, et les Îles canaries à planter de la canne. L’exploration de l’Atlantique élargie la zone de plantation.
  • Dès son deuxième voyage vers les Amériques, Christophe Colomb apporte des plants que l’on acclimate à Saint Domingue (Hispaniola). En 1505, on institue au Mexique la première fabrique de pains de sucre. Les portugais organisent la production au Brésil. Vers 1560, plus de 2000 tonnes de sucre par an transitent par Lisbonne et se destinent aux épiceries et aux boutiques d’apothicaires.
  • Parallèlement, la proportion de recettes sucrées augmente. 18% des plats du Viandier mélangent sucré et salé. Le pourcentage va jusqu’à 31% dans le Livre fort excellent. Les desserts et confiseries ont un immense succès (laits d’amande, massepains, pièces montées en sucre). A la moitié du XVIe, il y a la publication de plusieurs traités de confiture: Façons et manières de faire les confitures par Nostradamus (1555).

2) Le gras

  • A la fin du XVe siècle, la cuisine au beurre et la cuisine à l’huile d’olive ou de noix s’opposent. Même la Sicile utilise du beurre au moment du carême. Au XVIe siècle, c’est l’essor des sauces grasses.
  • Il y a une diversité des types de graisse : le lard, le saindoux, la moëlle. Au Moyen-âge, on était plutôt amateur de sauces acides ; la tendance se maintient en 1500 : on met beaucoup de vinaigre, de jus d’agrume. Les anglais de la Renaissance, eux, en sont moins friands : ils préfèrent les saveurs plus sucrées.
  • La proportion de gras est de 70% dans le Viandier et 45 à 68% dans le Livre fort excellent. Le verjus (vinaigre + herbes) est davantage utilisé avec les volailles. Pour les quadrupèdes, on utilisait des herbes et du gingembre. Pour les poissons, on se servait de sauces modérément aigrelettes : la « jance » à base de vin blanc. Pour les abats, on préférait le vinaigre.

C/ La naissance de la gastronomie

  • A la Renaissance, on sélectionne les plats consommés. Les hérons, les cygnes et les paons n’intéressent plus les cuisiniers ; idem pour les grands mammifères marins : les baleines, les phoques, les marsouins sont moins consommés, mais ils sont toujours chassés pour leur huile (utilisée dans le textile et l’éclairage).
  • Par contre, la dinde importée d’Orient connaît du succès. C’est aussi la promotion du bœuf et du veau. On consomme les abats (le foi), conseillés par la médecine et les livres de cuisine.
  • Pour la cuisson de la viande, il y a une continuité avec le Moyen-âge : on fait rôtir uniquement les animaux de petite taille (volailles, lapins et lièvres, porcs, moutons). Les plus gros animaux sont destinés au pâté : tourtes; ou alors on les fait bouillir. Un bœuf peut être rôti puis bouilli et consommé avec des épices. La double cuisson n’est pas rare. Ce n’est qu’au XVIIe siècle qu’on commence à se préoccuper de préserver les saveurs.

Conclusion:

  • Peut-on parler de Renaissance gastronomique ? C’est une affirmation exagérée. Il est difficile de démontrer une transformation majeure par rapport au Moyen-âge. C’est plutôt au XVIIe siècle que s’opère une révolution en matière de cuisine.
  • La Renaissance voit l’avènement d’une société de consommation, mais pour la majorité de la population on reste dans le cadre d’une société de pénurie. Dans son Livre de raison, maître Nicolas Versoris (avocat bourgeois de Paris) note en 1515 ou 1516 qu’une grande partie du blé a gelé en terre. Même lorsqu’on est riche et habitant en ville, on craint de ne pas avoir à manger. Les céréales sont la base de l’alimentation. L’alimentation est peu variée pour la majorité de la population. La production ne couvre pas la demande en raison des faibles rendements de l’agriculture et des conditions météorologiques. Les meuniers et les boulangers spéculent dès que la récolte est mauvaise : en 1526 à Paris. Les disettes sont fréquentes :
    • 1480-1483 : du Quercy jusqu’à Lyon
    • 1529 : très grave disette, particulièrement sensible en milanais.

La période la plus difficile se situe au moment de la soudure car les réserves sont épuisées. Même lorsque la récolte est bonne, la majorité de la population reste sous-alimentée.

  • Le repas le plus copieux est celui du soir et se constitue de farines de céréales, de bouillie, de soupes d’herbes potagères (choux, raves, fèves, légumes secs, oignons, poireaux et corps gras), de fruits. Les paysans ont rarement de la viande dans leur assiette. Ils se contentent de leurs œufs et de porc fumé. En règle générale, la population manque de protéines. Le sel pour la conservation est cher à cause de la gabelle. Même le lait reste cher. En conséquence de quoi, la boisson (vin, bière, cidre) est nécessaire pour l’apport calorique.
  • Cela a pour conséquences concrètes : le régime alimentaire est caractérisé par une abondance en féculents donc un déficit général en protéines et en vitamines. Les maladies liées à ces carences sont : le rachitisme, le scorbut, et une sensibilité accrue aux épidémies. Le sort des femmes est moins enviable encore, puisqu’elles mangent après les hommes.
  • Les sources concrètes sur ce thème sont les revues de recrutement des soldats (montres) qui donnent une idée de la faiblesse des corps : décrivent des combattants de petite taille, les bras noueux, les genoux cagneux, alors même que ne sont recrutés que les plus robustes.
  • Cela dit, la frugalité ne concerne pas toute la population bien que ce soit la majorité. Les riches et les bourgeois peuvent faire bombance ; ils ont une nourriture abusivement carnée sans parler du vin; c’est à l’origine d’une nouvelle pathologie: la Goutte (dépôt d’acide urique dans les articulations) ; due à une surconsommation de gibiers et de sauces acides.

Bibliographie

  • Sources :

- Taillevent, Viandier (XVe siècle)

- Anonyme, Livre fort excellent (XVIe siècle)

- Ruperto de Nolla, Lybre dei Coch (1520)

- Platine, De honesta voluptate (1470)

- Harlean Manuscripts, Cookery books (1440)

- Sabrina Welserin (1553)

  • Ouvrages de base

- Flandrin (J.-L.) et Montanari (M.), Histoire de l’alimentation, Fayard, Paris, 1996.

- Jardine (L.), Wordly Goods : a new history of the Renaissance, Mac Millan, London, 1996.

- Braudel (F.), Civilisation matérielle, économie et capitalisme, A. Colin, 1979.