Cours complet 09-10 UE3 Fernandez
Comparaison entre l’industrialisation de l’Espagne et de l’Italie aux XIXe/XXe siècles.
- • Patrick VERLEY, La révolution industrielle¸1997
- • Patrick VERLEY, L’échelle du monde, essais sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, 1997
- • François CARON, Les deux révolutions industrielles du XXe siècle, 1997
- • François CARON, Le résistible déclin des sociétés industrielles, 1985
La matrice se situe du côté de la demande chez Verley. La révolution industrielle est davantage qu’une simple révolution technique, une révolution de la demande. L’approche est différente chez François Caron. Le choix de la période étudiée est, pour commencer, différente, et cet auteur a une pensée plus libérale que Verley. Selon lui, la révolution industrielle est plus marquée par les révolutions conjointes de l’offre et de l’innovation, offrant ainsi une analyse schumpétérienne.
Il y a un peu plus de trente ans, la situation du monde paraît claire pour le public et les économistes, au moment pourtant où se dessine la grande crise des années 1970. On a la vision historique de la compétition, à travers notamment le classement entre les puissances : la révolution industrielle est d’abord née en Grande-Bretagne et se diffuse à partir de là. Elle atteint d’abord la Belgique, dans les années 1830-1840, puis la France et l’Allemagne dans les années 1870. Elle arrive ensuite en Autriche-Hongrie et Bohême, et enfin, avec des carences en Italie, en Espagne et en Russie. Ce schéma géochronologique de l’industrialisation est dominant, voire exclusif chez la plupart des analystes de l’époque. Ce modèle est repris avec des problématiques différentes, par un libéral tel que Rostow (1916-2003), dans Les étapes de la croissance économique, publié en 1960. Dans son ouvrage, il isole les conditions du décollage (take-off) qu’il repère lorsque cinq conditions sont réunies (dont l’une est le dépassement d’un certain seuil en investissement). Il propose une analyse théorique des stades de la croissance pour décrire la vision dominante. Lors de sa parution, le texte suscite des controverses et notamment une réponse de P. Villard (historien économiste marxiste). Mais c’est bien la vision de Rostow qui est popularisée (par le même type de phénomène que l’expression pourtant erronée « trente glorieuses »), car celui-ci semble rendre compte d’une évidence à savoir que l’Histoire est une compétition. D’autres auteurs, comme Paul Bairoch, qui publie en 1963, Révolution industrielle et sous-développement, partagent cette idée. Bairoch la complète avec son ouvrage Victoires et déboires, histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, qui est en fait une publication de son cours à l’université de Genève. Cette vision de l’histoire comme compétition est partagée par les historiens marxistes hongrois que sont Berend et Ramki dans The european periphery and industrialisation, XVIIe, XVIIIe, XIXe, XXe. C’est l’ouvrage qui va peut être le plus loin dans l’utilisation du concept centre-périphérie. Wallerstein l’utilise aussi, dans les années 1970-1980, où ce disciple de Fernand Braudel, développe le concept d’économie-monde à l’échelle des territoires (The Modern World-System, parut en trois volumes, respectivement en 1974, 1980 et 1989). Ramki et Berend l’utilisent eux à l’échelle de l’Europe. Toutes ces analyses ont en commun d’être construites à partir du modèle anglais et mesurent l’écart des autres espaces avec ce modèle pour en déduire leur place (ranking) à l’échelle mondiale. A ce titre, l’Italie était historiquement considérée comme « en retard », ce qui était encore perceptible dans les années 1970 malgré le formidable « rattrapage » opéré dans les années 1950-1960 et qui avait mené l’Italie à la 8ème ou 7ème place. Au même titre, l’Espagne, que beaucoup croyaient encore quinze ans auparavant, incapable d’efforts économiques, notamment David Landes dans son ouvrage Prométhée déchaîné dans lequel il souligne l’incapacité des latins à se développer. Un effort soutenu leur permet de se classer à la 10ème ou 11ème place. L’histoire économique et l’économie historique continuent à chercher le décalage et à en dégager les causes et se réjouissent des rattrapages effectués à la fin du XXème siècle et au début du XXIème siècle au sein de l’Union Européenne. Il faut réfléchir sur les raisons de la mesure de l’industrialisation, le sens, la pertinence des classements, sur la notion d’échec en histoire, sur la mesure des « retards » historiques à l’aune du « modèle » anglais. Les périphéries qui dépendent des centres économiques ne marchaient pas encore vers le développement du capitalisme, elles ne fonctionnent pas forcément sur le même modèle. Le constat des retards économiques et industriels est imputé au non décollage du pays. Cependant, au début des années 1970, J. Nadal, économiste catalan, renverse la perspective. Pour lui, au contraire, dès 1833 il existe une industrie textile mécanisée, des hauts fourneaux à Marbella. L’Espagne ne serait pas un late joiner mais un first comer qui aurait échoué (dans son ouvrage El fracaso de la révoluciòn industrial en Epsaña, 1814-1913). Cette analyse lui permet de refuser l’idée que des pays puissent être structurellement réfractaires à l’industrialisation et au développement, et réfute ainsi les thèses de Landes, en soulignant quelques belles réussites en Catalogne et au Pays-Basque. Cela-dit, cette industrialisation reste isolée et fragile et insuffisante pour entraîner l’industrialisation de tous le pays. Un autre historien espagnol Carreras mène une étude statistique basée sur les sources fiscales qui corrobore la thèse de Nadal : le décrochage se produit non pas au départ de la révolution industrielle mais entre 1885 et 1910. Vers les années 1880, l’Espagne n’est pas particulièrement pauvre et ne paraît pas condamnée à s’appauvrir. En 1890 le PIB par habitant correspond à 75% du PIB moyen de l’Europe Occidentale (Angleterre, France, Belgique, Allemagne), à 63% à la veille de la Première Guerre Mondiale. En Espagne, le modèle élaboré dans les années 1960 par A. Gerschenkron (historien économiste américain) dans son ouvrage Economic backwardness in historical perspective. Sa thèse repose sur le fait que les pays retardataires profitent de l’expérience des prédécesseurs. Leur effort industrialisant est donc plus intense du fait de leur retard en ayant la possibilité d’éviter les tâtonnements technologiques et de choisir des secteurs porteurs. C’est le rôle des banques d’investissement et des Etats, dont la fonction d’incitation est essentielle. Cette théorie est applicable à la Prusse et à la Russie. La théorie d’Alexander Gerschenkron s’applique en revanche à l’Italie. Le pays est considéré dans son ensemble comme en déclin relatif depuis le XVIIème siècle. Beaucoup d’auteurs voient dans certaines cités italiennes le lieu de naissance du capitalisme, donc un pays qui avait été à la pointe de l’économie au Moyen-âge jusqu’aux XVème-XVIème siècles. Au XVIIème siècle l’Italie est rejetée à la périphérie de l’Europe. Le réveil ne se manifeste qu’à partir de 1880. Le processus est accompli en 1920 d’après Giorgio Mori. D’autres repoussent la date et soulignent, comme A. Graziani, qu’en 1945 l’industrialisation est à peine débutée, et qu’elle ne serait accomplie que dans les années 1950-1960 (« le miracle italien »). JC. Aslin insiste, lui, sur le développement économique mais reste cependant sur la problématique du retard italien. Pour lui il ne faut pas se laisser aveugler par la situation actuelle, le retard demeure une réalité jusque dans la deuxième moitié du XXème siècle. Ce sont les rythmes et l’intensité de cette industrialisation qui posent en fait débat. Le point d’arrivée montre que ce retard n’est pas une constante structurelle de la société italienne contrairement à ce qu’avait pu avancer David Landes. Le développement est tardif mais intense et rapide. L’expérience italienne est en réalité l’un des rares exemples de rattrapages réussis. Rossi et Toniolo ont, de leur côté, étudié l’Italie au temps de la splendeur de la britannique des années 1880-1890, tandis que l’Italie est une puissance de second rang, presque un pays pauvre. L’industrie lourde est juste amorcée. Les régions méridionales attardées pèsent de tout leur poids dans cet état de fait. Personne ne pensait qu’un siècle plus tard le PNB et le PNB par habitant de l’Italie serait équivalent à celui du Royaume-Uni. C’est quelque chose qui n’est pas non plus envisageable en 1913, pas plus qu’en 1938 ou même 1945.
A quoi est dû ce développement tardif ? Dans le Nord (Milan, Turin) il existe une vieille tradition capitaliste et l’industrialisation débute très nettement dès 1880. Mais la résistance est forte à l’instauration d’une véritable économie nationale, ce qui est un trait marquant des retards de l’industrialisation en Italie comme en Espagne. Il n’existe pas dans ces pays de corrélation entre révolution agricole et révolution industrielle. Ainsi, pour J. Nadal, c’est le retard agricole qui a hypothéqué le développement industriel en Espagne. Les réformes agraires du XIXème siècle et les désamortissements (ventes des biens collectifs, nationaux ou de l’Eglise) n’ont pas réussi à déclencher la mutation significative du système d’Ancien Régime, à la différence de ce qui s’est produit en France. En effet, les lots proposés étaient, dans ce pays, suffisamment petits pour que les paysans puissent les acquérir et permet de ce fait une amplification de la petite et moyenne propriété. Or en Espagne, pour des raisons fiscales et sociales, les lots proposés sont grands. Du coup, les grands propriétaires consolident leur pouvoir. Ainsi, l’Espagne ne connaît pas les transformations qui ont marqué la France ou l’Allemagne de l’Ouest. Ce contrôle du sol en plus du maintient de fermes avec des droits de propriété est l’un des facteurs les plus pesants de l’histoire sociale, économique et politique espagnole des XIXème et XXème siècles. De tout cela découle une impossibilité à la création d’une classe moyenne paysanne. Il en résulte une masse paysanne très pauvre, souvent sans terre (aussi bien en Espagne qu’en Italie du sud). Or, la grande propriété est une zone de productivité faible. Le niveau est tellement bas dans ces campagnes que cela en vient à handicaper le marché industriel qui est tellement peu développé que son attractivité ne joue pas sur la main d’œuvre rurale, les hommes restent dans les campagnes. Faute de cette élasticité de la demande aucun mouvement n’est enclenché pour créer un cercle vertueux. Il est impossible aux structures industrielles de se transformer. La croissance réelle est insuffisante, incapable de gérer les sauts industriels et technologiques indispensables à une industrialisation. En Italie, la question agraire est déterminée par le Mezzogiorno (toutes les régions au sud de Rome). Les structures sociales sont marquées par la présence de grands domaines. Il existe une entente entre la bourgeoisie capitaliste et les nobles sur la main d’œuvre (?). Cette structure duale persiste pendant très longtemps. En 1977, A. Bagnasco, met en évidence l’existence de trois Italie : les deux vues précédemment (Italie du nord capitaliste, Italie du sud paysanne et pauvre). La troisième est celle des petites entreprises qui parviennent à survivre malgré des taux de rentabilité faibles et la division internationale du travail des années 1960-1970 grâce à la segmentation des marchés. C’est en fait une adaptation des formes sociales et culturelles préexistantes aux nouvelles formes économiques (le meilleur exemple est l’entreprise Benetton). Ce qui leur permet de ne pas disparaître est notamment le maintien des liens familiaux. C’est une forme d’organisation du travail qui correspond presque au modèle préindustriel. A la fin des années 1970, ce modèle économique est proposé à l’étude à la fois à la communauté des chercheurs et aux dirigeants politiques (« small is beautiful »). Sabel, Piore et Becattini formalisent le concept de districts industriels qui sont des territoires de taille réduite dans lesquels il y a une multitude de petites entreprises qui ont la même activité. On a à la fois une situation de concurrence et de complémentarité (un exemple frappant est la vallée de Mondragon en Espagne). Comme le signale G. Mori, l’étude précédente s’inscrit dans une intense campagne de promotion des milieux économiques d’Italie centrale qui voulaient se démarquer des grandes compagnies lombardes et piémontaises et se placer contre la politique de l’Etat au Sud d’interventionnisme, très critiquée (« fainéants du sud »). Le « district industriel » trouve ainsi une légitimation scientifique, dans un contexte de sacralisation de l’entrepreneur innovateur. En Espagne, l’Etat est rendu responsable du retard économique, selon la thèse de G. Chastagnaret. D’après J. Nadal, la décision des révolutionnaires espagnols (1869) de permettre l’entrée de capitaux étrangers dans le capital des entreprises espagnoles et aux entreprises étrangères de rapatrier leurs profits vers leur pays d’origine sont des mesures libérales qui achèvent d’éliminer les entraves d’Ancien Régime. Cela aurait empêché que s’installe une industrie industrialisante dans le pays. Le contexte est alors largement libre-échangiste. La remise en cause n’interviendra que dans les années 1880 avec l’arrivée sur le devant de la scène des thèses de F. List, en Allemagne notamment, et en France des tarifs protectionnistes Méline de 1892. Le retour au protectionnisme se fait dans un contexte de dépression qui voit un effondrement des revenus, notamment agricoles, suite à la révolution des transports qui entraîne un afflux massif de denrées en provenance des pays neufs. (Etats-Unis, Amérique latine, Russie, Ukraine…). La Grande-Bretagne, pour y faire face, décide d’appliquer la théorie des avantages comparatifs dès 1846 : pas besoin d’une production agricole car les revenus industriels sont suffisants pour importer les marchandises agricoles. En France et en Espagne, la situation est différente. Leandro Prados de la Escosura accuse l’Etat espagnol d’avoir favorisé les industriels textiles catalans et la sidérurgie basque par des tarifs protectionnistes au dépens du reste de l’économie qu’il aurait du laisser libre. Ainsi l’Espagne aurait connu une spécialisation des secteurs où elle avait les meilleurs avantages compétitifs. Les Catalans que sont Nadal et son élève Sudria ont rétorqué que les industries ont intégrés les innovations de l’époque, que de ce fait leurs prix se sont alignés sur le marché international. Par ailleurs, selon eux, les secteurs compétitifs de l’Espagne à l’époque que sont les agrumes et les olives ne sont pas pertinents en temps de crise puisqu’il n’y aurait alors pas de demande. D’après eux, les constructions industrielles basque et catalane ne peuvent être regrettées : « ce n’est pas le protectionnisme qui fut la cause du retard, mais le retard qui fut la cause du protectionnisme, voire une combinaison des deux à la fois » Nadal 2003. En retrait des controverses, A. Carreras insiste sur la rupture qu’est l’indépendance américaine et son coût financier qui engendre un déficit financier qui perdure pendant tout le siècle. Par ailleurs, le basculement des pays d’Amérique latine dans l’orbite britannique entraine une rupture dans le système économique impérial espagnol. Il est à nouveau déséquilibré en 1898 avec la perte de Cuba tandis que les autres puissances européennes se constituent des empires coloniaux. Pour Carla Reña Nùñez, la faiblesse de la scolarisation est un facteur majeur explicatif du retard et des difficultés. Or, à part la vigueur de l’initiative privée, parfois toute théorique, il n’y a que peu ou pas d’effort en faveur de l’éduction en Espagne. Elle met également l’accent sur un manque d’infrastructure. Le retour sur investissement est en effet tardif donc ils doivent être faits par la puissance publique puisqu’il est clair que l’investissement privé ne prendra pas ce risque, surtout étant donné que les infrastructures peuvent servir aux concurrents (théorie d’Adam Smith). Pour que la puissance publique puisse le faire il faut qu’elle soit suffisamment importante, or, les finances publiques de l’Espagne sont épuisées par la guerre en Amérique et les trois guerres carlistes qui jalonnent le XIXe siècle. Les légitimistes ont eu les moyens de mener des guerres d’envergure jusqu’en 1876 (la première guerre carliste avait fait 400 000 morts). Le poids de la dette est considérable : les Belges, les Français, les britanniques ont prêté à l’Espagne. Ainsi l’Etat ne peut se permettre des banqueroutes comme il était d’usage sous l’Ancien Régime. Ces besoins d’argent sont à l’origine d’une réforme fiscale à la fin du XIXème siècle. Elle reste cela-dit très timide et porte essentiellement sur la consommation. Les plus riches résistent aux impôts. Selon J. Maluquer, c’est la faiblesse conjuguée des investissements publics et de la consommation qui explique le décrochement économique de l’Espagne jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale. En France, le premier impôt sur le revenu date de 1916 sous l’effet de la Première Guerre Mondiale, en Espagne, par comparaison, il n’intervient qu’en 1977 et est un impôt progressif. La politique fiscale est un grand enjeu dans ce pays. C’est un signe et un facteur des comportements économique et social.
C’est seulement dans les années 1980 que le « modèle » anglais a été sérieusement interrogé. Cette critique provient pour une grande part d’un ouvrage en hommage à Jean Bouvier, paru en 1987, de Fridensson : Le capitalisme français, XIXe-XXe siècles, Blocages et dynamismes d’une croissance. Il souligne les impasses méthodologiques dans l’analyse du retard et prône, plutôt que des mesures d’écart, de mettre l’accent sur les spécificités françaises d’industrialisation. Il s’agit là d’une révision en profondeur de l’historiographie dominante avec l’émergence de la notion de voies spécifiques. La France ne connait, selon lui, par de révolution industrielle à proprement parler, ou alors localement, à la différence de la Grande-Bretagne ou de l’Allemagne (dans les années 1870-1880). L’industrialisation française est diffuse hormis dans quelques régions du Nord et du Nord-Est, en corrélation avec l’urbanisation. L’analyse doit se faire régionalement. Attention cela-dit à ne pas tomber dans l’excès de la spécificité, il ne faut pas culturaliser l’explication des différences d’industrialisation, les mettre sous le coup de traits culturels.