Fernandez UE3 9eme cours 27/11/08
Sommaire
L'industrialisation de l'Italie et de l'Espagne aux XIXe-XXe siècles
Introduction
Lorsque s’est affirmée la crise structurelle du capitalisme dans les années 1970, l’analyse était simple : dans cette compétition continue et classification leader/suiveur, la Révolution industrielle partie de Grande-Bretagne a atteint successivement la Belgique, la France, la Suisse, l’Allemagne, L’Autriche-Hongrie, l’Italie et l’Espagne. Cela selon un schéma avec des formes distinctes et un contenu différent. Aussi bien avec le théoricien du « take off » Walt Rostow dans Les étapes de la croissance économique. Un manifeste non communiste en 1960, qu’avec Paul Bairoch et ses publications sur le développement dans les années 1960 et dans son livre de 1997 Victoires et déboires : histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours. C’est la vision dominante, l’analyse est partagée par les marxistes, notamment dans l’ouvrage des hongrois Ivan T. Berend et Gyoergy Ranki en 1982 The european periphery and industrialization. Le modèle servant de base au développement est le modèle anglais : on classe les pays selon l’écart qu’ils ont avec cette valeur référence.
L’observation semblait confirmer l’analyse. L’Italie était en « retard », encore perceptible dans les années 1970 malgré l’effort de rattrapage effectué après-guerre qui a amené le pays à la 8ème place des pays industrialisés [Le ranking s’effectue par le PNB, ou plutôt par la production d’acier jusqu’en 1969, moment où l’URSS a doublé les Etats-Unis]. Au même titre, l’Espagne pour beaucoup, comme David Landes en 1975 dans L’Europe technicienne ou le Prométhée libéré. Révolution technique et libre-essor en Europe occidentale de 1750 à nos jours, avait un décalage plus grand, son take off ne datant que des années 1960. Elle a ainsi la 11ème place des pays industrialisés.
Les historiens économistes s’employèrent à mesurer les écarts, expliquer les décalages (gap) et rattrapages. Ils se réjouirent des convergences retrouvées, célébrant un happy end des industrialisations de l’Italie et de l’Espagne.
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I. Mesurer les retards historiques à l’aune du modèle anglais
Berend et Ranki expliquent que fin XVIIIe-XIXe siècles, la périphérie européenne ne marche pas encore sur les routes du capitalisme. Ce qu’infirme le marxiste Immanuel Wallerstein, historien moderniste, qui y voit des frémissements. La Scandinavie, l’Espagne, les Balkans, etc., étaient en retard. D’autres, plus pessimistes, imputent le retard industriel et économique espagnol à une absence de take-off.
Au début des années 1970, l’économiste catalan Jordi Nadal renverse la perspective contre l’opinion dominante : ce n’est pas un pays tard venu à l’industrialisation (« late joiner ») mais une tentative de rejoindre les « first comers » suivant l’Angleterre qui ont échoué. Il précise : dès 1833, une industrie du coton fonctionnait avec une machine à vapeur à Barcelone. L’Espagne s’est donc engagée sur la voie anglaise. Plus encore que le cas Catalan, succès des années 1970, en 1826 se sont installés des hauts fourneaux à Malaga (Andalousie). C’est une révélation, et celle-ci sans compter les initiatives dans le nord de la péninsule. Nadal récuse donc la réticence structurelle à la modernité industrielle en Espagne, à Barcelone en 1975 dans L’Echec de la révolution industrielle en Espagne. Les initiatives précoces ont avorté. Et encore ! parfois il y a eu des réussites : en 1983 Gérard Chastagnaret a écrit Une réussite dans l’exploitation des minerais non ferreux en Espagne au XIXe siècle. Ces tentatives sont restées cependant isolées, d’où l’échec global. Ce que corroborent les séries statistiques d’Albert Carreras : le décrochage avec l’Europe occidentale ne s’est pas opéré à la moitié du XIXe siècle, l’écart était en fait déjà important avec tous les pays. Vers 1880, tout était encore possible pour l’Espagne, mais l’indice ne progresse que trop peu ensuite jusqu’à la 1ère Guerre mondiale.
Le schéma donné par Alexander Gerschenkron ne fonctionne pas en Espagne. Il a publié en 1962 Economic Backwardness in Historical Perspective: A Book of Essays. A partir d’études empiriques en Russie, il constate que le pays retardataire bénéficie de l’expérience de ses prédécesseurs. L’effort d’industrialisation est plus important et plus soutenu, le retard étant insupportable (cas de psychologie collective). C’est un moyen d’éviter les tâtonnements technologiques et de choisir les secteurs les plus industrialisant, c-à-d permettant une productivité plus grande. Les banques étrangères investissent et pallient au manque d’épargne intérieur. L’Etat est essentiel car il est l’instrument de la prise de conscience du retard et oriente l’achat et les récupérations technologiques, et négocie les investissements. Son appareil répressif peut faire pression sur le niveau de vie de ses sujets pour un profit maximal. Gerschenkron a essayé d’appliquer ce schéma à l’Italie malgré les difficultés de modélisation.
En déclin depuis la moitié du XVIIIe siècle, rejetée à la périphérie de l’Europe, l’Italie serait-elle ce pays ayant accompli son industrialisation entre 1880 et 1920, sur le modèle allemand mais en moins intense et terminé dès 1920 (en 1979, Giorgio Maury : The Process of Industrialization in General and the Process of Industrialization in Italy. Some Suggestions, Problems and Questions; en 1973 Vera Zamagni : Dalla periferia al centro) ? Ou bien l’industrialisation était-elle à peine commencée après la 2nde Guerre mondiale (Antoine-Marie Graziani) ?
Jean-Charles Asselain rappelle qu’insister sur le succès économique à long terme de l’Italie et la vigueur de la croissance industrielle ne signifie pas qu’on doit récuser la problématique du retard italien, le pays étant inférieur sur ce point à l’Espagne en 1870 et le retard demeurant jusqu’à la moitié du XXe siècle. Mais, loin d’être une constante structurelle explicable par la société italienne, il s’agit de mesurer l’évolution dans ses différentes dimensions. Si à la fin du XXe siècle l’industrialisation italienne peut être déclarée tardive, il [le développement industriel] n’apparaît pour autant ni moins intense ni moins rapide, de sorte que l’expérience italienne offre l’un des très rares exemples d’un rattrapage réussi. Il reprend Nicola Rossi et Gianni Toniolo en se plaçant vers les années 1880-1890 : après l’unification, avant l’industrialisation, l’Italie est une puissance de second rang où la phase d’industrie lourde s’amorce, tandis que se perpétuent les disparités régionales et que quelques embryons d’industries émergent. En 1885, personne n’aurait prévu que l’Italie rattraperait la Grande-Bretagne du point de vue du PNB et du revenu par habitant après-guerre. Même en 1913, 1938 ou 1945.
La résistance à la formation d’une économie nationale est la raison fondamentale des retards espagnols et italiens. D’abord, il n’y a pas d’articulation entre Révolution agricole et Révolution industrielle, c’est la confirmation du schéma de Paul Bairoch. La Révolution industrielle est quant à elle fille de la Révolution agricole (mouvement des enclosures, révolution chimique avec l’azote) : accumulation de capitaux, main-d’œuvre dégagée pour l’industrie, hausse du niveau de vie en milieu agricole donc nouveau marché. Pour Jordi Nadal, le retard structurel de l’agriculture espagnole a hypothéqué les velléités industrielles. Les réformes agraires espagnoles de la moitié du XIXe siècle – celles des désamortissements des biens de l’Eglise – n’ont pas eu les mêmes effets qu’en France. Cela s’inscrivait dans une logique conjoncturelle de recherche de recettes fiscales et dans une logique économique de biens de mainmorte désormais intégrés au marché. Mais l’échec n’a pas permis de créer de classe moyenne agricole dans la moitié sud du pays, contrairement à la France. Le régime des latifundios a perduré, travaillé par des journaliers agricoles tandis que les propriétaires occupent leurs journées par des distractions urbaines. La productivité du travail, déjà faible en raison l’est demeurée, car il n’y a pas eu d’exode de populations pouvant la stimuler. Le niveau de vie très faible des journaliers a empêché de fait de constituer un marché intérieur pour l’industrie. Le manque de dynamisme de l’industrie a éteint toute l’attractivité d’un potentiel exode rural. Faute d’élasticité de la demande, aucun cercle vertueux n’a pu se mettre en place : l’agriculture n’a fourni ni un marché ni un réservoir de main-d’œuvre pour l’industrie. Les structures ne bougent pas, la croissance économique est insuffisante à générer les sauts technologiques nécessaires.
En Italie, la question agraire est doublée par la question du Mezzogiorno (midi italien). Pour l’école d’Antonio Gramsci, l’unification de l’Italie s’est faite aux dépens politique et économique du sud : cela revenait à donner aux capitalistes milanais les réservoirs de main-d’œuvre du sud, avec la complicité des élites locales, les investissements restant quant à eux au nord. Cette école est contestée à partir des années 1960 par Luciano Cafagna et Piero Bevilacqua dans leur Critique de l’idéologie méridionale, pour qui les différences entre le nord et le sud ne sont pas responsables, contrairement aux choix de politiques économiques et commerciales de l’Etat qui amplifient les écarts, le dualisme de l’économie italienne. Vera Zamagni confirme cette interprétation en 1978 dans Industrialisation et équilibres régionaux en Italie. Puis, dans la deuxième moitié des années 1970, l’école d’Arnaldo Bagnasco publie un essai mettant en évidence l’existence de Trois Italie : l’Italie de petites entreprises qui survit grâce à la segmentation des marché et à l’adaptation de ses structures culturelles (exploitation des réseaux familiaux) lors des changements économiques et sociaux des années 1960-1970, malgré des taux de rentabilité très faibles. Jonathan Zeitlin et Giacomo Becattini formalisent un nouveau modèle de district industriel en 1987 dans Marchés et forces locales : le district industriel. Le modèle s’applique à l’Emilie-Romagne et à ses petites entreprises à partir de l’exemple de Benetton. Mais il s’adapte mal lors du passage à l’échelle d’une multinationale. Il participe de la dénonciation de l’Etat italien en vantant les petits entrepreneurs.
Dans les années 1970, autour de Jordi Nadal, on reproche la politique de l’Etat libéral espagnol de 1969 qui laisse les Anglais (les Rothschild en particulier) et les Français s’emparer des mines. Cette pénétration du capital étranger n’enrichit pas l’Espagne, les profits étant majoritairement rapatriés dans les pays d’origine. Ainsi de l’économie de prélèvement en Andalousie. Ce n’est que dans le Pays Basque, à l’aide de capitaux locaux, qu’il y a une industrialisation à partir des extractions minières. Pour l’économiste Gabriel Tortella, l’Etat a eu raison, car cela a généré des emplois et permis une extraction minière impossible autrement. Leandro Prados et Pedro Fraile Balbin dénoncent quant à eux l’Etat espagnol ayant mis en œuvre le protectionnisme en 1893 ; selon eux, il fallait s’orienter vers des secteurs à avantage comparatif. Carlos Sudria et Jordi Maluquer répondent aux critiques du protectionnisme en montrant que l’industrie catalane a constamment adopté les innovations technologiques venant de l’extérieur permettant une bonne compétitivité de ses prix sur le marché mondial. La Catalogne et le Pays-Basque ont été industrialisés grâce au protectionnisme, ce qui vaut mieux qu’une production agricole exportatrice d’oranges, incapable de trouver des marchés à niveau de vie suffisant. Sans l’industrie, dont la baisse des prix grâce aux transferts technologiques est attestée sur la longue durée, il n’y aurait pas eu de développement économique en Espagne. En résumé, pour les uns, la Catalogne et le Pays-Basque auraient affamé l’Espagne avec l’aide de l’Etat ; tandis que pour les autres, sans eux, il n’y aurait pas eu d’industrialisation, donc de développement économique possible.
Au-delà des controverses entre Nadal, Sudria et Maluquer, et Tortella et Prados, Albert Carreras insiste sur la rupture qu’a constituée l’indépendance américaine en ce qu’elle représente un coût financier important plombant longtemps les finances publiques, l’Etat s’endettant jusqu’au début du XXe siècle. Les 3 guerres carlistes ont aggravé le phénomène, faisant perdre des marchés à l’Espagne en Amérique du Sud au profit de la Grande-Bretagne jusqu’à la fin du XIXe siècle. Ces faits politiques ont donc aussi eu des conséquences financières et de marché.
Clara Herrera Nunez insiste sur la faiblesse de la scolarisation dont elle fait l’une des raisons majeures du retard espagnol. Un net clivage à la fin du XIXe siècle s’opère entre le nord (Pays-Basque, Navarre) alphabétisé et le Sud rural. Il faut attendre 1902 pour que soient conférés à l’Etat les salaires des maîtres d’école. Or, sauf à imaginer une initiative privée, toute théorique (scolarisation à l’écossaise, protestante, produite par la société civile), cela revient à retrouver la faiblesse des finances publiques et le poids de la dette. C’est aussi pointer à son corps défendant le système de fiscalisation de l’Ancien Régime. En 1845, Alejandro Mon le réforme et le simplifie : contribution directe sur les propriétés, alors que l’essentiel des recettes provient des taxes sur la consommation. La réforme reste cependant insuffisante, les riches faisant obstacle. Il faut attendre 1977 pour qu’elle soit finalement conclue.
Selon Maluquer, davantage que la politique commerciale fermée, c’est la faiblesse des investissements publics (pas d’impôt) et de la faible consommation privée (démographie, pauvreté) dans les villes, mais plus encore dans les campagnes. La rente produit d’importants revenus dans le Sud, ne justifiant pas des investissements industriels : on n’investit pas dans le facteur capital puisque le facteur travail a un très faible coût, sans compte le prestige qu’il procure.
Au cours des années 1980, le modèle anglais d’industrialisation a commencé à être interrogé, notamment en France en 1987 avec Le Capitalisme francais 19e-20e siécles. Blocages et dynamismes d’une croissance, sous la direction de Patrick Fridenson et d’André Strauss. La vision dominante est celle d’une Révolution industrielle anglaise au XVIIIe siècle qui s’étend ensuite au continent. Or, dans ce livre, les auteurs s’étonnent de ce que la France, qui est toujours perçue comme en retard, est la 4e ou 5e puissance mondiale après deux siècles de course. Ils avancent alors l’explication d’une industrialisation différente : moins de charbon et d’acier, déruralisation plus lente.
En 1994, des chercheurs comparent l’Italie, l’Espagne et le Portugal. Tortella essaye de poser des fondements d’un patron latin dans l’article « Patterns of economic retardation and recovery in south-western Europe. in the nineteenth and twentieth centuries » : poids de l’agriculture, carences du capital humain, inertie étatique. L’objectif est d’endogénéiser l’explication, de rendre les peuples responsables de leurs difficultés et d’exonérer Français et Anglais. Cette approche, associée aux principes libéraux et néoclassiques, lui fait appliquer de curieuses considérations culturalistes : il y aurait incapacité atavique des Espagnols à comprendre les règles de l’économie jusqu’à ce que les USA les y forment (ce qui est le cas de Tortella). Cette thèse permet de lisser la période du premier franquisme en culturalisant le retard.
II. Les convergences contemporaines : intégration européenne et industrialisation
Dans les années 1990, l’Italie dépasse la Grande-Bretagne dans le PIB par tête. Les Italiens rattrapent les Anglais, tandis que le décalage avec la France et l’Allemagne perdure en raison des politiques monétaires. Selon Maddison, dans Monitoring the world economy, avec le £ américain comme base 100 en 1970, en 1990 : 100$ en Allemagne, 112$ en France, 98$ en Grande-Bretagne, 89 en Italie, 72 en Espagne. Les Espagnols peuvent aussi se réjouir des progrès accomplis, n’étant qu’à 39$ en 1950.
En 1999, Jose Luis Garcia Delgado se satisfait de ce que fut accomplie « l’industrialisation entendue comme modernisation de la structure économique espagnole éliminant la subordination de l’économie aux fluctuations agricoles. » Cette industrialisation, sociale et culturelle, a stimulé le manufacturé comme signe du progrès, du neuf, de l’urbain.
Comme pour l’économie italienne, il y a convergence de l’économie espagnole. Franciso Comin montre que, si l’économie italienne est intégrée à la CEE dès 1957, celle de l’Espagne l’est en 1986. mais l’intégration espagnole et portugaise se produit dans un contexte différent, l’Italie étant l’un des membres fondateurs. Lorsque le marché commun est institué, il s’agit de dilater les marchés nationaux à l’échelle des six pour favoriser une agriculture à dynamiser et une industrie fordiste dynamique (production de masse, consommation de masse). A la même époque, l’industrialisation Espagne est enfin relancée par l’Etat à l’abri de tarifs protectionnistes, mais dans un marché restreint car uniquement intérieur. Toutefois, un 1970, l’Espagne signe avec la CEE un traité préférentiel réduisant ce risque d’enfermement : désarmement douanier relatif de la CEE mais non de l’Espagne, ce qui a défavorisé le sud ouest français. Mais la crise structurelle du capitalisme des années 1970 affecte les secteurs où l’industrie espagnole a porté ses efforts : exploitation minière, chantiers navals, sidérurgie, textile. Puis, dans un contexte d’ouverture des marchés à la fin des années 1970, la compétitivité des Espagnols est réduite. Bien davantage qu’une zone commerciale élargie, il s’agit avec l’UE d’intégration économique d’adapter les entreprises à des critères définis à l’échelle supranationale (OCDE, FMI) au nom des impératifs d’un marché mondial. D’où des restructurations et adaptations.