Cours complet 09-10 UE3 Bouneau

De Univ-Bordeaux
Révision datée du 23 janvier 2010 à 15:59 par 82.125.249.190 (discussion) (B) La dynamique du système technique : jeu des acteurs, technologie et construction du social.)
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La révolution industrielle est-elle un concept valide ?

Le concept de révolution industrielle insiste sur la trajectoire, il rend compte d’une évolution. On a là une interrogation majeure de l’histoire économique contemporaine. La question traitée est celle de la genèse du terme et de l’emploi de l’expression.

  • • Deuxième révolution industrielle : années 1880, années 1890
  • • Troisième révolution industrielle : à partir des années 1970, c’est la révolution des TIC (technologies de l’Information et de la Communication).
  • • La quatrième serait en cours, celle du développement durable ? La question reste ici entière et s’articule autour de la problématique de comment concilier le développement avec l’arrêt de la croissance, voire avec la décroissance. Le concept même de révolution industrielle traite forcément de la question du développement. Ce n’est pas avec l’émergence de l’idée de développement durable que la question de la durée du développement a été posée. Celui-ci, en effet, connait des phases qui ont interpelé les scientifiques depuis déjà fort longtemps.


La révolution industrielle est un chantier historiographique permanent depuis près d’un siècle, dont l’actualité est constamment renouvelée : parler de la révolution industrielle en 2010 est radicalement différent de ce que l’on pouvait en dire en 1960.

  • On a l’omniprésence d’un concept, apparemment galvaudé, à forte dimension paradoxale : révolution. Comment une révolution peut-elle durer plus d’un siècle ? dans le concept même de révolution industrielle l’idée de rupture l’emporte-t-elle vraiment sur la continuité ? Elle est paradoxale aussi, dans son rôle de modèle : une diffusion à partir de la Grande-Bretagne ? Ce modèle peut-il être exporté, contesté, critiqué ?
  • Il existe au moins deux concepts alternatifs. Celui d’ « industrialisation », dans lequel on insiste sur les éléments de continuité par rapport aux éléments de rupture. On ne s’enferme jamais dans des aspects purement technologiques. L’accent est mis sur des aspects sociaux, sociétaux et culturels (par exemple pour les Etats-Unis, on parle d’industrialisme pour qualifier la dimension culturelle que revêt l’industrialisation du pays). On parle également de « modèle de développement », qui est une référence géoéconomique (on peut prendre l’exemple des ISI (industries de substitution aux importations), du développement autocentré, des stratégies de remontée de filière, le tout étant lié à la question du « rattrapage », symbolisé aussi par le modèle de développement du « vol d’oies sauvages » d’Akamatsu, 1937). Il est difficile d’appliquer ce modèle dans une périodisation longue.
  • L’actualité du concept de révolution industrielle est récurrente. Il existe tout un discours sur la révolution industrielle. Aujourd’hui, le concept est marqué par le passage d’une économie matérielle à une économie immatérielle qui fait surgir des interrogations profondes sur la notion de territoires industriels. Par ailleurs la question est très marquée par l’interpénétration entre industrie et service, qui est telle que leur séparation est très loin d’être évidente. De plus, l’actualité du concept doit composer avec les modèles sociétaux dominants. Les années 1990 et 2000 sont celles du modèle de la société en réseaux, celle décrite par Manuel Castells, sociologue espagnol, dans La société en réseaux, paru en 1998. Depuis cinq ans deux paradigmes liés sont l’économie de la connaissance et le développement durable.


I)la révolution industrielle : un concept daté ?

A)La chaîne des classiques.

(On entend ici chaîne comme arbre généalogique). Le terme de révolution industrielle a une genèse très largement française. On ne trouve l’expression ni dans l’historiographie américaine ou britannique alors que ce principe a été élaboré à partir de l’industrialisation britannique.

  • Le premier ouvrage à employer systématiquement l’expression révolution industrielle est celui de Paul MANTOUX, La révolution industrielle au XVIIIème siècle. Essais sur les commencements de la grande industrie moderne en Angleterre, 1906. L’auteur identifie clairement le berceau : la Grande-Bretagne et plus spécifiquement l’Angleterre. L’histoire de la révolution industrielle est pensée par rapport à un processus majeur qu’est la concentration économique et industrielle, valable pour les secteurs moteurs que sont le textile surtout et notamment la branche cotonnière. Cette interrogation, en valorisant l’action entrepreneuriale, anticipe sur ce qui sera plus tard la réflexion d’A. CHANDLER qui parle de la « main visible des managers ». Parler d’industrie « moderne » c’est s’interroger sur l’innovation. Cet ouvrage est méconnu mais néanmoins fondateur.
  • George Henry CLAPHAM, An economic history of modern Britain. The early railway age, 1820-1850, 1926. L’auteur s’interroge sur la genèse de l’âge industriel dont la clé se situe selon lui au cœur de la révolution industrielle avec la révolution des transports (la première locomotive datant de 1826).
  • David LANDES, L’Europe technicienne ou le Prométhée libéré. Révolution technique et libre essor industriel en Europe occidentale de 1750 à nos jours, 1975. L’auteur étant Américain, il écrit avec un regard décalé sur l’Europe occidentale. Il se situe dans une perspective schumpétérienne car il insiste sur le terme de « technique » donc sur l’innovation, avec l’idée que la mise en place de l’économie de marché suit une libération des entraves d’Ancien Régime par la révolution technique. C’est là un essai majeur.
  • Patrick VERLEY, L’échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, 1997. Sa thèse est que la révolution industrielle est fondée avant tout sur l’internationalisation, la mondialisation de l’économie. La révolution industrielle est pour lui d’abord une révolution commerciale, basée sur les progrès des transports commerciaux et est stimulée par colonisation. L’analyse ne peut, selon lui, se limiter à l’échelle nationale.
  • François CARON, Les deux révolutions industrielles du XXème siècle, 1997. Il emploie le pluriel, c’est une perspective cyclique. Il montre l’enchaînement entre production de masse, consommation de masse et société de masse (la propagande/publicité a joué un rôle majeur). Sa perspective historique a pour horizon géographique l’ensemble de l’Occident (Etats-Unis et Europe). Son analyse lie ce qui technique et scientifique à des aspects économiques et culturels.

B)Puzzle cohérent ou tonneau des danaïdes : l’imbrication des facteurs.

La difficulté à concevoir la révolution industrielle dans son ensemble réside en ce qu’il existe trois approches différentes qui peuvent et doivent se combiner.

  • 1)Approche GLOBALE

Cette approche est utilisée aussi bien par les perspectives marxistes que libérales pour décrire la révolution. Selon cette vision, les facteurs préalables au take off de Rostow consistent en une accumulation préalable des facteurs de production qui sont à la fois démographiques, technologiques et financiers. Par ailleurs, une proto-industrialisation est indispensable. C’est la question du déclic. Dans cette approche, la stimulation de la demande doit être extérieure et intérieure (construction d’un marché intérieur, avec un pouvoir d’achat suffisant). Un débat historique très riche entoure cette dernière question : l’élément déterminant est-il l’insertion d’un pays réalisant son take-off dans l’économie mondiale ? C’est la thèse de Verley, qui pose aussi l’interrogation suivante : faut-il être totalement extraverti pour avoir un rôle moteur dans l’économie-monde ? La thèse inverse s’inscrit dans la question : le facteur majeur du décollage et du développement économique est-il la création d’un marché intérieur ? Ce à quoi F. LIST répond affirmativement.


  • 2)Approche sectorielle

La mise en place de nouvelles formes d’organisation de la production dans une approche sectorielle nous permet d’observer un processus qui confronte et coordonne plusieurs secteurs entre eux. Il y a trois révolutions sectorielles. Tout d’abord la révolution agricole, qui pose l’interrogation suivante : est-elle antérieure ou concomitante à la révolution industrielle ? Pour Paul BAIROCH, la révolution agricole est un facteur préalable indispensable au take-off. Il souligne que le phénomène des enclosures a permis la création d’une classe moyenne paysanne, rendu l’agriculture plus performante, nécessitant moins de main d’œuvre ce qui a eu pour conséquence un exode rural, rendant cette force de travail disponible pour les manufactures, permet de fait de consacrer des investissements à l’activité industrielle. Ainsi, la révolution agricole est préalable en termes démographiques, technologiques et financiers.

Pour développer les PMA ou PVD, la révolution agricole est-elle une étape suffisante à une révolution industrielle attendue ? Alfred. SAUVY, inventeur de la formule « tiers monde », fondateur de l’INSEE, apôtre populationniste ayant inspiré nombre de politiques familiales de la Cinquième République, à l’antithèse de Malthus, a émis la théorie du déversement sectoriel, d’un secteur primaire hypertrophié, caractéristique des pays à un stade d’Ancien Régime, vers le secteur secondaire puis vers le tertiaire (un modèle pertinent jusqu’à la troisième révolution industrielle).

Ces approches sectorielles de la révolution industrielle précédée par une révolution agricole répondent parfaitement au modèle de la Grande-Bretagne où le phénomène des enclosures a représenté une réforme agraire majeure. En ce qui concerne les Etats-Unis, la question reste posée de la concomitance, de la corrélation entre révolutions industrielle et agricole, cette dernière correspondant à la conquête de l’Ouest donc très liée à la question de la Frontière. Pour la France, la question se pose de savoir s’il y a eu une révolution agricole ou non. S’il y en a eu une elle a été tardive, la modernisation ne daterait que des années 1950. La révolution contient en elle-même, selon Henri MENDRAS, La fin des paysans, titre de son ouvrage paru en 1967, donc n’est datée que lorsque le secteur primaire devient une source secondaire d’emplois, donc se mesure par la perte de population active dans le secteur primaire. Certains placent cette révolution agricole française à la fin du XIXe siècle-début XXe, tel l’américain Eugene WEBER dans son ouvrage La fin des terroirs, paru en 1983 qui étudie la période 1850-1950. Ainsi, on s’aperçoit que le concept de révolution agricole n’est pas automatiquement applicable à tous les pays, et est, de plus, contestable. On a pu constater que pour la France il est très difficile d’identifier une phase de modernisation globale, accélérée de l’agriculture, amenant une transformation radicale des campagnes. Pour ce pays le processus est continu, la modernisation lente.

La deuxième révolution sectorielle est la question de la révolution des transports. Il n’y a aucun doute que cette révolution des transports fait le lien entre innovation et communication. Celle-ci ne se limite pas aux transports ferroviaires, on peut la faire débuter dès le XVIIIe siècle avec l’essor de la diligence, des canaux et du transport maritime. Cela-dit la révolution ferroviaire reste un élément crucial, chronologiquement au cœur de la première révolution industrielle, indispensable à son accélération. Par ailleurs, elle est doublée par le triomphe de la navigation à vapeur dans les années 1860-1870, puis par le développement du macadam conjoint aux révolutions routière et autoroutière. La révolution des transports marque une irruption des réseaux dans le monde moderne (chemins de fer, télégraphe, etc.) entre 1830 et 1850. Parce que ce sont des réseaux globaux, les compagnies de transports sont des grandes entreprises et nécessitent un grand pouvoir économique (compagnies de chemin de fer, compagnies maritimes qui sont de véritables Etats dans l’Etat). Patrick Verley, qui l’analyse, montre que c’est ce qui permet de développer un marché à l’échelle du monde. Seul le chemin de fer permet la massification (de la production, de la consommation, de la culture, au sens de F. Carron).

Les révolutions industrielles sont en même temps des révolutions du tertiaire. C’est ce que montre Alfred Chandler dès 1965 dans La main visible des managers. La révolution industrielle aux Etats-Unis est aussi une révolution managériale, qui est aussi de fait sociale. Elle se déroule aussi dans la distribution avec l’invention des grands magasins concomitante à la révolution des transports. Dès la première révolution industrielle les services sont déjà présents. On a là une imbrication profonde qui s’est constamment renforcée jusqu’à nos jours (par exemple la montée en puissance du tourisme qui passe de la marge au cœur de l’économie).

  • 3) approche institutionnelle.

On fait référence ici aux théories institutionnalistes. Ces thèses partent de l’observation que la révolution industrielle est corrélée avec des changements ou des révolutions politiques. De plus la révolution industrielle nécessite des changements juridiques, qui ne sont permis que par la destruction de l’Ancien Régime et va de paire avec le libéralisme économique (ceci est une acception historique, pas politique) qui exalte la liberté des marchés, héroïse le self made man, l’entrepreneur, le philanthrope qui est distinct des trusts et des spéculateurs. Mais cette approche est fondée sur la suppression de l’Ancien Régime, des obstacles, elle ne donne pas de dynamisme propre au libéralisme économique et commercial. Le libéralisme n’envisage pas le long terme.

La question se pose de la place de l’innovation dans ces trois approches : est-elle endogène ou exogène à la révolution industrielle ?

C)La portée sémantique du champ révolutionnaire : de la destruction de l’Ancien Régime à l’avènement d’un nouvel ordre économique et social.

La destruction de l’Ancien Régime a permis la libération des forces du marché, des individus, bref des forces créatrices soit la « main invisible » du marché, permettant ainsi le take-off. L’Ancien Régime est perçu comme un obstacle, un frein, un âge de stagnation économique. L’Angleterre voit une révolution de ses structures politiques et économiques à la suite du mouvement des enclosures. Les répercussions à court terme en sont négatives, à moyen et à long terme elles sont nettement plus positives puisqu’elles contribuent à la révolution industrielle. On observe les mêmes mécanismes aux Etats-Unis où un nouvel ordre économique et politique est instauré par la Révolution de 1776, ou en France, avec la Révolution de 1789. Ces trois régimes ont en commun d’être des modèles dans lesquels l’économie tient une place considérable.

Le concept de « révolution industrielle » induit un champ révolutionnaire qui implique la recherche DU facteur déterminant, déclencheur. Les autres facteurs sont pensés comme secondaires ou exogènes. Paul BAIROCH inscrit son raisonnement dans ce mode de pensée. Il a travaillé pendant près de quarante ans à rechercher les causes premières de la révolution industrielle. En 1963, dans Révolution industrielle et sous-développement, Paul Bairoch insiste sur le fait que la révolution technique de l’agriculture serait le facteur premier. Il prône sa reproduction dans les Pays en voie de développement. De façon théorique, la croissance démographique résulterait d’une production agricole accrue, ainsi, la révolution technique dans l’agriculture (mécanisation, agronomie, réforme agraire, OGM, révolution verte, plantes hybrides, remembrements entrainant une exploitation rationnelle du terroir) serait le facteur premier pour Paul Bairoch et d’autres tel Jean-Charles Asselain (Histoire économique de la France, publié en 1984). Pour eux, elle est plus que préalable, elle est indispensable. Cette vision est régulièrement critiquée : cette perspective serait un raisonnement enfermé sur sa propre circularité. En 1997, Bairoch publie Victoires et déboires, histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, dans lequel il s’interroge sur la difficulté à penser entre rupture et continuité : il semble difficile de concevoir le passage d’un système immobile à un système mobile sans envisager un changement d’environnement.

Toutes ces réflexions sont très critiques à l’égard des sociétés traditionnelles et mettent en évidence le fait que la révolution industrielle est le fait majeur et constitutif de l’époque contemporaine. Certains relativisent les progrès de l’Europe à l’époque moderne. Rostow pose cette question dans son ouvrage The stages of economic grows, paru en 1960. A contrario, d’autres soulignent les progrès techniques considérables que connait l’Europe. La thèse inverse est celle de l’historien Mendels qui, en 1972, propose le concept de proto-industrialisation pour l’Angleterre à partir du XVIIe siècle, de façon plus ou moins dispersée. C’est selon lui le domestic-system qui obéit à des logiques territoriales, spatiales, qui est le levier de la révolution industrielle, en opposition aux tenants du factory-system qui fait de l’usine le facteur premier de la révolution industrielle. Le domestic-system, caractéristique des XVIIe et XVIIIe siècles, perdure dans certains secteurs au XIXe siècle, voire jusqu’au début du XXe siècle. La Révolution industrielle est l’aboutissement d’un processus ancien de croissance économique et de modernisation de la société. C’est ce que montre François CROUZET dans De la supériorité de l’Angleterre sur la France. L’économique et l’imaginaire. XVIIe-XXe siècle¸ paru en 1985. François Crouzet montre que déjà au début du XVIIIe siècle, la Grande-Bretagne était un pays « préindustriel avancé », de même que les Provinces-Unies.

Même si la révolution industrielle est une image mentale, une expression consacrée, un artéfact, on peut quand même trouver des preuves, des indicateurs statistiques qui montrent la réalité de cette image. On observe, effectivement, des mutations profondes, quantitatives et qualitatives entre 1750-1760 et 1870-1880 dans les sociétés d’Europe Occidentale et aux Etats-Unis. Cette révolution est ainsi attestée pour l’ensemble du monde occidental. Les interrogations portent sur la diversité des trajectoires propres aux nations, sur le décalage par rapport à l’industrialisation du Royaume-Uni. Ceux-ci peuvent être analysés à partir des transferts technologiques (toujours d’actualité ; peut donner lieu à l’espionnage industriel qui est un facteur stratégique majeur). La Révolution industrielle part de la Grande-Bretagne, puis des transferts technologiques se produisent vers la Belgique dans les années 1820. Suit la France (take-off dès la Monarchie de juillet ou au début de l’Empire ?). L’Allemagne n’y accède qu’à partir de la montée en puissance de la Prusse dans les années 1860 (victoire sur les Autrichiens en 1866), malgré le zollverein de 1836. Mais elle devient alors la première puissance économique européenne. Les Américains ont entamé leur Révolution industrielle parallèlement, peu avant la guerre de Sécession. C’est ce que montre Alexander Gerschenkron dans Economic Backwardness in Historical Perspective: A Book of Essays. C’est ce que l’on a qualifié de “retards échelonnés”.

II)La révolution industrielle, un concept pluriel?

A)Le caractère unique de la première révolution industrielle.

Souvent, lorsque l’on parle de révolution industrielle on se réfère à la première celle des XVIIIe et XIXe siècles. La distinction théorique de plusieurs Révolutions industrielles a été tardive : ce ne fut le cas que dans les années 1970 à l’aune de la troisième Révolution industrielle. L’analyse de Rostow de la révolution industrielle montre que pour qu’il y ait take-off, il faut une rupture concomitante du rythme de croissance, à savoir du revenu par tête, de la productivité du travail et de la formation du capital. Cette analyse n’a jamais été infirmée, même par les travaux les plus récents, simplement nuancée (par exemple avec la question de la place de l’innovation dans cette réflexion). Malgré la pertinence de cette théorie, même pour la Grande-Bretagne, aucune conclusion définitive n’a été rendue sur la chronologie de la première révolution industrielle, notamment sur la datation précise du take-off. La majorité des historiens considère que l’accroissement brutal du taux d’investissement se placerait entre 1760 et 1800 donc bien antérieurement à la révolution ferroviaire (début dans les années 1830, épanouissement dans les années 1850-1860). Or pour avoir une croissance capitalistique (augmentation de l’investissement), il faut attendre les années 1840 et le boom du chemin de fer, avec un taux d’investissement atteignant 10%. Cette hausse accompagne donc la Révolution industrielle, plus qu’elle n’en est la cause. Cela permet de relativiser la thèse d’une révolution agricole préalable de la révolution industrielle car dégageant l’argent y étant investi ensuite. En tout cas, la Révolution industrielle est liée à la création d’un monde en réseaux, avec les infrastructures de transports (ferroviaire, électricité…). Il semble que la transition démographique, comme la formation du capital, accompagne la Révolution industrielle plus qu’elle ne la provoque.

B)les spécificités de la seconde révolution industrielle.

(CF plus spécifiquement cours EU2) Cette seconde révolution industrielle est marquée par deux vagues. Dans les années 1870-1880, deux grappes d’innovations majeures se développent dans l’économie et la société : chimie et électricité. Avec deux principaux pays, les Etats-Unis et l’Allemagne, dont les oligopoles se partagent la conquête des marchés internationaux. Puis, dans le premier quart du XXe siècle, le leading sector de cette révolution industrielle change : c’est celui de l’automobile et de l’aéronautique et, de façon corrélée, celui des nouvelles énergies motrices que sont les hydrocarbures, qui donnent un second souffle à cette seconde révolution industrielle. Celle-ci a pour conséquences de modifier les structures entrepreneuriales avec la mise en place d’entreprises multi-divisionnelles renforçant le système managérial. De plus l’urbanisation progresse. Ainsi, entraine-t-elle des changements sociaux. Les conséquences sont aussi culturelles avec l’apparition du Modern Style au début du XXe siècle, avec l’art dix-neuf-cent ou art nouveau.

C) Les ambigüités de la troisième révolution industrielle.

Il existe une incertitude concernant la périodisation de cette troisième révolution industrielle qui est celle des TIC. Elle serait née dans les années 1970 au cœur de la grande crise qui voit l’effondrement du système monétaire international, le double choc pétrolier, marquée par une phase descendante de la guerre froide et les séquelles de la guerre du Viêt-Nam. C’est donc la révolution de l’informatique, de la bureautique, de la robotique qui révolutionne le travail à la chaîne en allant au-delà de la mécanisation vers l’automatisation. On passe alors au-delà de l’information à l’ère de l’information à grande vitesse, permise, notamment, par l’ordinateur personnel (1981 : premier PC d’IBM : diffusion en France dans les années 1990), Marshal Mac Luhan parlant même d’ « ubiquité ». Cette idée est approfondie par la réflexion du sociologue M. Castells dans son ouvrage La société en réseaux, l’ère de l’information (The Rise of the Network Society), en trois tomes publiés entre 1996 et 1999. Il s’agit d’un questionnement sur la place de l’Homme et de sa création intellectuelle dans le travail. Il voit une déshumanisation dans l’économie et le développement. C’est aussi une réflexion sur l’économie immatérielle, dans laquelle il voit la fin des territoires, une « déterritorialisation », qui serait amenée par le web et le téléphone portable, avec en fond l’utopie de la supériorité du télétravail qui permettrait de travailler depuis son domicile. Avec le web, on passe un nouveau stade dans les notions de vitesse et de connexité : on va toujours plus vite, c’est L’invention de la vitesse analysée par Christophe Studeny. Par ailleurs les NTIC qui surgissent dans les années 1990, deviennent les TICE dans les années 2000 (technologie de l’information, de la communication et de l’éduction), correspondant à l’émergence de l’économie cognitive.

Le cœur de la troisième révolution industrielle, dont le nœud correspond à la fin des années 1990 (entre 1996 et 2000-1 pour être plus précis), voit une phase d’effervescence totale basée sur la mystique des autoroutes de l’information, sur la nouvelle économie des réseaux, dont la célébration absolue est le NASDAQ, la bourse des nouvelles technologies. C’est l’époque des start-up, d’un entrepreneuriat jeune et dynamique, le règne des golden boys. On observe un renforcement des places financières, avec une reviviscence de la City de Londres, notamment.

Il existe une ambigüité très marquée concernant la fin de la troisième révolution industrielle. En est-on vraiment sorti, n’aurait-elle duré que trente ans ? Dans ce cas sommes-nous dans une quatrième révolution industrielle ? C’est clairement une période nouvelle qui s’est ouverte, notamment avec les attentats du 11 septembre 2001, qui exacerbe les tensions et permet à Huntington de parler de « choc des civilisations ». De surcroit l’éclatement de la bulle spéculative et le problème du réchauffement de la planète ont augmenté les incertitudes. Les interactions entre économie et conflits prennent des formes inhabituelles. La question du développement durable se pose avec une acuité croissante. C’est en fait un pari de dire que depuis le début des années 2000 nous sommes dans une nouvelle révolution industrielle. Celle-ci serait caractérisée le développement durable et ses trois champs d’action : économique, social et culturel. Le choix des énergies devient crucial (question posée par Alain Gras dans Le choix du feu), corrélé avec la question de comment décarbonner notre civilisation ? En fait, cette quatrième révolution industrielle serait le prolongement d’une réflexion initiée dès les débuts de la troisième révolution industrielle. En effet, c’est en 1972 que le club de Rome publie son rapport The limits of Growth (traduit par Halte à la croissance), menant à l’idée de la décroissance (René Dumond est le premier candidat écologiste aux élections présidentielles en 1974). Les secteurs moteurs sont l’énergie, l’habitat, les biotechnologies, les micro et nano technologies ainsi que les technologies de l’infiniment grand. L’accent est mis sur la recherche et l’éducation.

III)La révolution industrielle : un concept dépassé par les dynamiques de l’innovation ?

A) L’identification du progrès technique : un débat toujours renouvelé.

Le progrès technique est une force tout aussi mystérieuse qu’immatérielle. Pourtant, les économistes américains, depuis cinquante ans, se sont attachés à calculer la part des progrès techniques dans la croissance économique. C’est le cas de Robert SOLOW, qui, dans son ouvrage Technical change and the aggregate production function, paru en 1957, mène une étude de l’économie américaine de 1909 à 1949. Il montre que 90% de la croissance de la productivité du travail serait du au progrès technique. Cette analyse est valable sauf en ce qui concerne la hauteur des chiffres. Les recherches ont insisté sur le fait que le progrès technique est lié à la formation des hommes (éducation professionnelle, formation à la recherche). Cela revient à dire que l’ « économie de la connaissance » en est un élément clé d’un succès durable. En effet, un système d’éducation performant permet une moyennisation de la population et de dégager des élites. La performance est conditionnée par une bonne imbrication entre universités, entreprises et collectivités territoriales. On remarque que la France est un des derniers pays dans lequel le rôle de l’Etat est aussi important dans le financement des universités. L’économie de la connaissance est diffusée dans la population sous la forme d’une culture scientifique et technique minimale. Tout ceci a nécessité une réforme volontariste des fondements de la société.

Le chantier de la recherche s’est déplacé vers l’étude des sources de l’histoire de l’innovation : étude des formations, histoire des savoirs et des savoir-faire. Ainsi, la première révolution industrielle correspond à plusieurs combinaisons spatiales, temporelles et organisationnelles de grappes d’innovations.

B) La dynamique du système technique : jeu des acteurs, technologie et construction du social.

La technologie correspond à une immersion du système technique dans son environnement. Pour comprendre le jeu des acteurs il faut en comprendre la sociologie. Ainsi on dégage quatre acteurs principaux pour comprendre la révolution industrielle et la dynamique du système technique.

  • 1)Le monde des détenteurs du savoir et des savoir-faire.

Ce sont les savants, les ingénieurs, bref les catégories classiques que l’on retrouve dans le processus d’invention/innovation. Il ne faut cependant pas négliger le rôle des producteurs, surtout des travailleurs à domicile (artisans) dans le prolongement du domestic-system, ainsi que le monde des techniciens. Il existe une opposition entre savoir formalisé (issu de l’école, de l’enseignement supérieur) et savoir tacite issu de l’entreprise. Dans la connaissance des strates intermédiaires de la population est une combinaison de ces deux types de savoirs. Bourdieu applique sa thèse de la reproduction sociale des savoirs à la France et à la Grande-Bretagne surtout, tandis qu’en Allemagne et aux Etats-Unis le savoir tacite peur l’emporter sur le savoir formalisé (souvent combiné avec un rattrapage, sous forme notamment de stages), qui correspond au mythe du self made man.

  • 2)La figure de l’entrepreneur.

La figure de l’entrepreneur correspond à des mythes et des représentations déjà présentes avant que Schumpeter ne mène sa réflexion et date même de l’époque où les corporations existaient encore. Il existe trois niveaux hiérarchiques à la figure de l’entrepreneur innovateur : le maître, les compagnons, les apprentis. L’entrepreneur devient une figure unique, celle du créateur qui concentre les étapes de l’innovation (invention, innovation, diffusion). Dès Balzac et dès la fin de la guerre de Sécession aux Etats-Unis on assiste à la division de la figure en deux types d’entrepreneurs. Une dichotomie entre le bon innovateur et le mauvais, entre le productif et le spéculatif qui s’applique à deux mondes : celui de la finance et de la banque, et celui de l’industrie. Même Saint-Simon ou Michel Chevalier montrent que l’entrepreneur, d’où qu’il soit issu, doit mettre ses moyens financiers au service du progrès social. Ceci s’érige en opposition aux Tycoons, des lois anti-trust sont votées aux Etats-Unis, pour endiguer le phénomène. Ainsi, la figure de l’entrepreneur est ambivalente. Cette ambigüité est véhiculée dans chaque crise, régime ou discours politique (même Sarkozy ou Mitterand distinguent les bons des mauvais entrepreneurs). Schumpeter se place, lui, dans une autre perspective. En 1909, il fait de l’entrepreneur le héros ou le héraut de la révolution industrielle, individuel, innovateur. C’est avant la lettre le modèle du garage, qui correspond aux débuts d’un Edison ou d’un Carnegie, le modèle individualiste de la création d’entreprise, depuis la start-up à l’entreprise innovante de taille moyenne puis grande. Il souligne le rôle des grappes d’innovations qui seraient liées à l’entreprise individuelle. Dans son dernier essai en 1942, Capitalism, Socialism and Democraty, l’entrepreneur est devenu l’Entrepreneur, celui de la grande entreprise, la dimension collective est soulignée, notamment dans l’intégration des fonctions de recherche et de recherche appliquée. C’est la grille de lecture qu’il propose pour analyser la seconde révolution industrielle, de la crise des années 1930 et de la Seconde Guerre Mondiale. Schumpeter est alors réfugié aux Etats-Unis, donc idéalement placé pour observer le terreau américain où toutes les grandes entreprises ont alors intégré les fonctions de recherche, où l’innovation est autoproduite. Par ailleurs, la perception de la figure de l’entrepreneur renvoie au régime politique. Hitler, par exemple, avant d’être élu, s’était préalablement assuré du soutien des milieux d’affaires. Il établit un nouveau régime d’innovation en mettant l’entrepreneur sous le contrôle du parti nazi. (cf film de Visconti Les damnés).

  • 3)L’Etat.

L’intervention de l’Etat dans l’économie connaît jusqu’aux années 1970 un trend d’accroissement par le biais des politiques publiques de recherche (complexe militaro-industriel, selon l’invention d’Eisenhower, appliquée dès la Guerre de Sécession). Ces politiques ont à la fois un rôle fondateur de l’économie et d’accélérateur des conflits. Celles-ci vont jusqu’aux années 1980 avant de subir un trend inverse avec le désengagement de l’Etat central par des transferts de compétences.

  • 4) Les ménages et la consommation.

Les ménages et la consommation sont passés, du point de vue de leur statut, d’un extrême à l’autre. Avant les années 1960, la consommation n’existe pas en tant que telle. On parle alors d’ « usager », étudié simplement d’un point de vue statistique, mais on ne lui prête ni conscience, ni autonomie. On le pense comme un objet plus que comme un acteur. Aujourd’hui, on assiste à un retournement, qui s’est produit dans le cadre du développement de la culture de consommation. Aux Etats-Unis, elle a la particularité d’être procédurière, pouvant même aller jusqu’à la Cour Suprême. En Europe, son épanouissement est plus tardif, dans les années 1970 avec la création de magazines notamment (Cinquante millions de consommateurs). On prête attention au confort, aux bien être, de plus en plus à la qualité. Le consommateur se veut de plus en plus citoyen, donc éthique (il se targue d’adhérer à des chartes de qualité, dans l’optique du développement durable) et politique (revendication du consommateur, luttant contre les infrastructures techniques, par exemple, avec les associations de riverains, voulant participer au débat public). La technologie peut orienter la consommation dans une direction que les acteurs n’avaient pas forcément prévue. C’est le cas même pour la recherche médicale (ex : Viagra), ou pour internet. La technologie construit le social autant qu’elle en est le produit et elle n’est jamais neutre.

C) De la révolution à la problématique de la transition : l’instabilité des systèmes.

C’est une question profondément historique : de ruptures et de continuités et de la nécessité de la recherche de la transition. Il est erroné de croire qu’un système technique puisse être stable (la preuve absolue est donnée par la téléphonie), à l’inverse il est marqué par une instabilité permanente, toujours en mouvement. Cette caractéristique débouche sur des risques de déstabilisation des systèmes, c’est la question de ses failles : accident nucléaire, île de Pâques, choc des civilisations, chute de l’empire romain. Ceci pose la question de l’irréversibilité des choix technologiques. P. Baylit qui a travaillé sur les claviers QWERTY et AZERTY et montre qu’ils s’imposent par un sentier de dépendance, plutôt qu’un choix raisonné ergonomiquement : tellement d’utilisateurs que le changement devient impossible. La question qui se pose alors est celle du moment de l’irréversibilité. L’irréversibilité des choix technologiques n’est jamais rationnelle. L’histoire connait des impasses, des échecs technologiques (elle reste à écrire), par exemple celui du labourage électrique. Ces échecs ne sont pas toujours définitifs (voiture électrique ?). Surgit alors la question de la modification. C’est l’objet du roman paru en 1957 de Michel Butor, La Modification, dans lequel il dresse une étude des modifications en Europe Occidentale pendant la seconde révolution industrielle, une métaphore des modifications des sociétés industrielles.


  • CONCLUSION :

La révolution industrielle reste une figure pédagogique, en même temps qu’un artéfact et un discours. Ce concept a le mérite d’insister sur la dimension industrielle des modèles de développement et présente en même temps une synthèse des catégories de l’innovation. Historiquement, la révolution industrielle ne peut que se conjuguer au pluriel. Les identifier c’est mettre à jour des cycles, dominés par des grands systèmes techniques. En même temps, l’histoire de la révolution industrielle permet de dépasser le modèle britannique et sa diffusion à l’Europe continentale et de s’intéresser à des trajectoires extra-européennes. En effet, le fait marquant de l’histoire contemporaine est l’avènement de la puissance des Etats-Unis, à appliquer aussi à d’autres pays neufs comme le Japon ou les pays « émergents » comme le Brésil ainsi qu’à l’immense galaxie des PVD. On retrouve là la diversité des voies de développement. La RI est une macro-question dont la problématique est axée autour des territoires de développement.