Cours complet 09-10 UE4 Fernandez

De Univ-Bordeaux
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COURS 1 : Qu’est-ce que l’histoire économique ?

Il s’agit d’examiner les conditions de naissance et de développement de l’histoire économique, qui connait son apogée à la fin des années 1960, et qui, dernièrement, tente de renouveler ses pratiques et ses approches.

I) la genèse de l’histoire économique.

L’histoire économique nait au début du XXe siècle, et jusqu’à 1944, on assiste à la création d’une sous-discipline. La prise en considération des aspects économiques en histoire intervient une trentaine d’années après la pose des canons disciplinaires. La chaire d’histoire économique et sociale de la Sorbonne créée au début du XXe siècle a pour premier titulaire Henri Hauser (1921). Mais l’histoire économique occupe alors, bien souvent, une place minoritaire, voire marginale dans les ouvrages historiques, qui sont souvent construits à partir d’un récit, politique, militaire et diplomatique pour la plupart. Quelques pages peuvent être consacrées à la vie matérielle ou au développement du commerce mais ces aspects sont vus comme des appendices de l’histoire.

Cette situation perdure au moins jusqu’à la révolution des Annales en 1929. Pourtant, les historiens ont été sollicités, dès avant, pour s’atteler aux aspects économiques de l’histoire, notamment par François Simiand (1873-1935), un sociologue durkheimien mais dont le travail porte sur les rythmes et les conjonctures de l’économie. Il s’est aperçu que les conjonctures sont marquées par des cycles, qu’il repère à partir des mouvements des prix au XIXe siècle. Cette interpellation porte alors à grand débat. François Simiand souhaite que les historiens portent un travail théorique sur la question. C’est en fait un appel à ce que l’histoire devienne une science sociale. C’est également ce qu’avait déjà exprimé Henri Berr lors de la fondation en 1903 de la Revue de synthèse historique. Cette revue est la première à se poser ces questions.

En réalité, l’histoire économique existe de fait depuis au moins le milieu du XIXe siècle, essentiellement en langue allemande. Elle empreinte trois voies principales :

  • au début du XXe siècle, Outre-Rhin, le grand intellectuel ayant amorcé l’écriture économique de l’histoire, n’est pas un historien mais un sociologue. Celui-ci a beaucoup écrit sur l’Antiquité mais il ne se soumet pas à un certain nombre de replis méthodologiques. Il s’agit de Max Weber (1864-1920). Il porte une réflexion sur l’histoire économique sur plusieurs centaines de pages regroupées dans Histoire économique générale (posthume, 1923). La traduction française se fait attendre longtemps et est très controversée à sa sortie. Au-delà de ces pages, dans son travail, Weber a un questionnement d’historien. La prise en compte de l’historique de l’économique et du social est évidente dans son œuvre, même dans ses ouvrages qui sont moins directement sociologiques (notamment dans Economie et Société [posthume, 1921], L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, 1919). Le projet de Weber de créer une science sociale rendant compte du réel ne peut se passer de l’historique et de la dimension économique et sociale de celui-ci.
  • Gustav Von Schmoller (1838-1917) est un économiste dont le propos se situe dans la droite ligne de ceux de Friedrich List, père de la théorie du protectionnisme éducateur. La tradition de l’économie-politique allemande raisonne au niveau national, à la différence de l’économie-politique anglaise qui est plus universaliste (cf. Ricardo par exemple). Ainsi, pour les Allemands, de la même façon qu’ils conçoivent l’économie comme nationale elle est aussi avant tout l’économie réelle et doit reposer sur deux piliers qui sont la statistique et l’histoire et la géographie économiques. Il s’agit de repérer un phénomène dans un espace et un temps donné, d’où l’importance qu’ont pris les travaux historiques de l’Ecole d’économie-politique allemande. Von Schmoller travaille dans les années 1870-1875, au moment où à Vienne, Menger publie ses travaux d’économie poussant à l’extrême la métaphore et parabole d’Adam Smith de l’Homo economicus, mettant durablement en place les bases de l’individualisme méthodologique. Selon les adeptes de ces thèses, les prix se forment par ajustement sur un marché et par le calcul de l’utilité marginale. Gustav Von Schmoller y oppose le fait que le réel est constitué d’accumulation de temps, de sédimentation de temps, d’espaces aussi, d’où l’importance de l’histoire et de l’Ecole historique allemande qui se dresse face à Menger qui, lui, nie l’existence de la société. En Allemagne, il existe une tradition de prise en compte de l’histoire par les économistes et inversement. Les échanges entre les deux disciplines y sont bien plus importants qu’ailleurs. Les aspects économiques sont d’autant plus prégnants que la Seconde Révolution Industrielle frappe le pays de plein fouet. La puissance économique en expansion de l’Allemagne fascine les intellectuels du pays.
  • La troisième voie par laquelle l’histoire économique s’exprime en Allemagne est celle empruntée par Karl Marx (1818-1883) à travers son œuvre Le capital publié en 1867. Dans cet ouvrage, il analyse le réel en profondeur dans le but de le transformer, selon la méthode dialectique. Il a une vision fondamentalement historique : le réel britannique, qui est celui qu’il a sous les yeux lorsqu’il écrit, est le résultat d’un processus historique. L’histoire est donc intégrée dans sa compréhension du réel. L’autre nom donné au marxisme est d’ailleurs le matérialisme historique, du fait que la dimension historique des choses est intrinsèquement liée à l’analyse qu’en fait Marx. Cette troisième voie a un retentissement considérable à la fin du XIXe siècle et influence durablement les mouvements socialistes (le SPD allemand devient marxiste lors du congrès de 1877) de toute l’Europe hormis en Grande-Bretagne. Cela-dit, dans les universités, l’histoire économique allemande se situe plutôt dans la lignée de Von Schmoller.


L’histoire économique en France, pendant ce temps, peine à exister, avant la fondation en 1929 des Annales d’histoire économique et sociale par Lucien Febvre et Marc Bloch. Ceux-ci ne sont pourtant pas des historiens économistes. Febvre soutient sa thèse en 1902, Philippe II et la Franche-Comté¸ qui n’est absolument pas une thèse d’histoire économique, même si des aspects économiques sont pris en compte. C’est une thèse dans la droite ligne traditionnelle, dans laquelle l’économie est encore reléguée en fin d’ouvrage. Bloch, mobilisé en 1914, soutient sa thèse en 1922, sur la monarchie capétienne, Les rois thaumaturges. C’est une histoire comparée sur le pouvoir en France et en Angleterre. Il s’agit plus d’une histoire des « mentalités » ou d’ « anthropologie historique » (ces termes sont tous deux anachroniques, ce type d’étude historique n’est pas qualifiée comme telle à l’époque). Bloch, cela-dit, est attentif aux aspects économiques, lorsqu’il met en parallèle les seigneuries françaises et anglaises pour étudier le type de commandement dans lequel il est important de savoir comment on cultive, comment on prélève. C’est en fait l’observation d’un mécanisme et lorsque l’on regarde à qui il profite l’économique et le social sont sollicités. Par ailleurs, Marc Bloch écrit un article sur le déterminisme technique qui, bien qu’il soit très critiqué, pose quand même la question, alors d’une grande modernité, de l’importance des techniques dans l’Histoire.

Febvre et Bloch rencontrent l’histoire économique car ils ont l’ambition de faire une histoire non-exclusive, totale. Elle se retrouve plutôt dans leurs articles, ils accueillent en effet des économistes et des sociologues dans leur revue.

II) l’apogée de l’histoire économique.

En particulier, ils accueillent en 1933 dans les Annales, un économiste ayant soutenu une thèse d’économie-politique, Ernest Labrousse (1895-1988). Celui-ci étudie les prix en combinant les travaux de Simiand qui, lui, avait travaillé sur les cycles Juglar et Kondratieff. Il avait repéré des mouvements à longue respiration : une phase de hausse des prix à laquelle succède une phase chronologiquement égale de baisse des prix. Il étudie ces mouvements du XVIIIe siècle jusqu’aux années 1920. Ces travaux sont recueillis par Labrousse qui est attentif aux fluctuations conjoncturelles, à la quantification, à l’articulation entre le mouvement des prix et les comportements sociaux (un prix implique aussi un salaire). En 1944, il soutient une thèse d’histoire, La Crise de l’économie française à la fin de l'Ancien Régime et au début de la Révolution. En contextualisant de manière plus large, on passe de la notion de fluctuation à la notion de crise. Cette notion a une connotation, et devient ainsi une explication donnée à un phénomène observé. De fait, cette crise devient le facteur, la cause et le principe moteur de la Révolution Française, en éclairant la conjoncture économique des années 1788-1789 par des fluctuations de longues durée (cycles Kondratieff) qu’il relie avec l’hiver pourri de 1788-1789. Après cela, Labrousse devient le nouveau titulaire de la chaire d’histoire économique et sociale créée pour Hauser à la Sorbonne. Enfin alors, ce poste donne la mesure de son rayonnement en ouvrant une grande période d’apogée pour l’histoire économique.


Cette phase d’apogée de l’histoire économique et sociale, telle que l’entendent Labrousse et l’Ecole des Annales, voit le changement du nom de leur revue phare qui devient Annales, économie, société, civilisation. L’autre figure tutélaire qui émerge alors est Fernand Braudel. Celui-ci soutient sa thèse en 1942 : La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II. Le véritable sujet de sa réflexion est la Méditerranée. Son directeur de thèse est Lucien Febvre. Braudel trouve sa place à l’EHESS, qui est une institution parallèle, plus libre. Il donne son aspect civilisationiste aux Annales en laissant une grande place à la société, notamment aux sociétés extra-européennes, préparant son ouvrage, qui marque l’apogée et le chant du signe de l’histoire économique : Civilisation matérielle, économie et capitalisme (XVe-XVIIIe siècles), en trois volumes publiés entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1980. Braudel mène une réflexion théorique dont l’aboutissement est un article en 1958 dans les Annales dans lequel il définit ce qu’est la longue durée et les trois temps. Penser qu’un temps puisse ne pas être homogène, qu’un phénomène historique soit un mélange de temporalité, donc complexe, est une révolution conceptuelle majeure.

Labrousse fait le lien entre les Annales et la pensée marxiste. Celui-ci est en effet engagé politiquement, il a des responsabilités à la SFIO. Ainsi, il est toujours très emprunt de marxisme dont il se réclame d’ailleurs. On a vu que le matérialisme historique est une compréhension du monde par l’histoire. C’est effectivement ce qu’on retrouve à la fois chez Marx et Engels. Ce dernier notamment, dans une lettre de 1891, au SPD allemand (lui est à Londres), explique sa position. Ce document est une reprise très synthétique de ce qui est exposé dans la préface de l’introduction de sa contribution ??? (1857) : « l’économique est déterminant en dernière instance ». Il expose sa vision, à travers la lettre, de ce qui doit être fait en matière de politique économique. Labrousse fait cette vision sienne et la lie avec la pensée des Annales. Il propose toute une série de thèses dont le but est de comprendre comment se sont déroulés les phénomènes économiques. Les premières paraissent dans les années 1950, avec notamment Bertrand Gille (1920-1980), La Banque et le crédit en France de 1815 à 1848, M. Houlier, P. Léon (La Naissance de la grande industrie en Dauphiné (fin du XVIIe siècle-1869, 1954), G. Dupeux, P. Vilar, C. Faulen (étudie l’industrie textile sous le Second Empire), qui sont la première génération d’étudiants en histoire économique. Suit une seconde vague avec François Furet, qui deviendra ensuite le plus grand détracteur de la sous discipline, Bouvier, qui fait une étude sur le Crédit Lyonnais. Beaucoup de thèses qui paraissent ont pour cadre l’échelle départementale ou régionale, comme celle de Leroy-Ladurie (Les Paysans de Languedoc, 1966). La deuxième génération est celle des années 1960 avec Pierre Guillaume, La compagnie des mines de la Loire (1846-1854), 1966. A cette filière « labroussienne » on peut ajouter celle qui se place dans la lignée de Fernand Braudel, dont l’échelle d’étude est plus large : François Crouzet, L’économie britannique et le blocus continental, 1958 ; Pierre Chaunu, Séville et l’Atlantique (1504-1650), 12 volumes publiés entre 1955 et 1960. Les élèves de Labrousse ont pour mission de quantifier avant d’interpréter d’où des thèses bourrées de tableaux. D’autres thèses d’histoire économique n’émanent pas d’historiens économistes mais d’économistes s’intéressant à l’histoire. Ils importent notamment les techniques de la discipline économique ainsi que ses problématiques. Les années 1960 sont la grande période de l’histoire quantitative : François Furet, par exemple, publie une thèse portant sur le calcul du mouvement du profit.

A côté de cela, on trouve une série de publications patronnée par l’INSEE et le ministère de l’économie, qui s’efforcent de calculer le taux des prix, de la production. Marziewsky publie « Histoire quantitative, buts et méthodes » dans le Cahier de l’ISTA en 1961. En 1966, Timon Markovitch publie L’industrie française de 1789 à 1964, ce qui est particulièrement ambitieux (c’est un article de 170 pages). Ces travaux tentent de mesurer le plus précisément possible, en se servant des outils de la comptabilité nationale. Leur propos est gigantesque. L’histoire quantitative prend une importance considérable dans cette fin des années 1960. La méthode est reprise plus tard, notamment par François Caron dans son ouvrage : Histoire de l'exploitation d'un grand réseau, la Compagnie du Chemin de Fer du Nord (1846-1937), 1973. Maurice Levy-Leboyer travaille, en compagnie d’économistes, sur la banque, et utilise lui aussi les méthodes quantitatives. Les premières critiques arrivent dans ces mêmes années. En histoire moderne, par exemple, on critique les chiffres de Pierre Chaunu et de Earl J. Hamilton sur la Révolution Française, notamment Maurino qui publie Les faux semblants d’un décalage économique ( ???).

C’est au moment où les premières critiques, notamment sur les contradictions des indicateurs, voient le jour que, paradoxalement (ou pas), cette grande histoire économique arrive à son apogée. On s’interroge également sur les catégories employées. Tout un travail conceptuel est mené. C’est alors que Franklin Mendels et Pierre Deyon lancent leur théorie de la proto-industrialisation, qui aurait eu lieu dans un certain nombre de régions bien délimitées d’Europe dès la fin du XVIIe et surtout au XVIIIe siècle. Elle décrit de minuscules ateliers essentiellement situés en milieu rural, une série d’exploitations travaillant dans un même secteur qui n’est plus de l’artisanat. Les principales caractéristiques de la proto-industrie sont une spécialisation sectorielle, une production destinée au marché national, voire international, et plus une vente ou échange à l’échelle locale. Elle permet une accumulation de capitaux de la part des donneurs d’ordre, et de savoir-faire, préparant l’industrialisation proprement dite (parfois elle est un échec).

III) le déclin de l’histoire économique.

Ce déclin relatif de l’histoire économique a cours des années 1980 à aujourd’hui. La sous discipline est critiquée à la fois pour des raisons internes et externes.

  • A l’extérieur de la discipline, on reproche à l’histoire économique d’être politiquement et intellectuellement sclérosée. Les liens avec le marxisme sont préjudiciables à la réflexion, voire insupportables pour certains. Ainsi, l’histoire économique a été accusée d’être le « sous-marin » du marxisme. Cette accusation est largement infondée. Beaucoup d’historiens économistes sont très loin d’être des marxistes : Pierre Chaunu est politiquement très conservateur, François Caron est un libéral, François Crouzet n’est pas du tout un marxiste. Il est vrai, cela-dit, que l’assimilation de l’économie en tant qu’infrastructure donne un parfum marxiste à l’histoire économique, mais, la plupart du temps, il ne s’agit que d’une grille intellectuelle. Ces attaques ont pu être menées par des historiens, notamment François Furet, qui a fait de l’histoire économique. Il est à la fois dedans et dehors.
  • Les critiques internes viennent des propres difficultés de l’histoire économique, ainsi que de la dynamique nouvelle des autres sous-disciplines historiques. Tout ceci s’articule à la montée en puissance de l’histoire civilisationniste à l’intérieur même de la citadelle annaliste. Peu à peu, l’histoire économique est grignotée par l’histoire des mentalités et l’anthropologie historique, notamment pour la période Antique avec des gens comme JP. Vernant ou Vidal-Nacquet. Rapidement, elle touche aussi l’histoire médiévale avec Georges Duby, la moderne avec R. Mandrou, la contemporaine avec Maurice Agulon (inventeur du concept de sociabilité). Michel Vovel étudie les mentalités pendant la Révolution Française et juste avant. Le passage emblématique est celui de Duby de l’histoire économique à l’histoire des mentalités. Un autre exemple significatif est celui d’Alain Corbin dont la thèse d’Etat portait sur Archaïsme et modernité en Limousin, une thèse de type Labrousse, avec l’observation d’un territoire d’un point de vu économique et social, qu’il présente à la fin des années 1970. Par la suite le travail de Corbin porte sur les Filles de noces, Misère sexuelle et prostitution (XIXe siècle), 1978. Ce sont des travaux nettement plus séduisants à faire et à publier. Au bout d’un moment, de façon propre à la discipline, les thèmes de recherche se sont épuisés. Même si on change l’espace étudié, des résultats similaires risquent d’être trouvés.

A cela s’ajoute le renouveau de l’histoire politique qui fait preuve, au début des années 1980, d’une extraordinaire volonté de renouvellement et y parvient, à la suite de la publication sous la direction de René Rémond de Pour une histoire politique en 1983, qui mobilise à nouveau frais l’histoire politique. Un double discours est tenu dénonçant d’une part le côté écrasant de l’histoire économique et sociale et d’autre part montrant la modernité de l’histoire politique. Cela-dit, l’histoire économique et sociale n’a jamais été aussi dominante qu’on a pu vouloir le dire. De la même façon l’influence des Annales n’a pas été aussi prépondérante dans le monde historique que ce qu’on pourrait penser. C’est simplement au niveau de leur rayonnement qu’elles mettent dans l’ombre les autres facettes de la discipline historique. Dans les universités, surtout de Province l’histoire des Annales est loin d’être dominante, Ferdinand Lot (1866-1952) reste une référence. On retrouve les mêmes mécanismes dans les taxations de marxisme. Hormis dans le discours de François Furet, cette domination n’est valable qu’à l’ENS. Par ailleurs, dans la publication d’ouvrages historiques l’histoire économique et le marxisme sont loin d’être la règle générale.

Ainsi, la dynamique de l’histoire politique a très nettement renouvelé son champ au moment où l’histoire économique s’essouffle. Cependant, la sous-discipline résiste (!!) sous diverses formes. Certains poursuivent la tradition quantitative, comme Jean-Charles Asselain (Bordeaux IV) qui publie Histoire économique de la France du XVIIIe siècle à nos jours en deux tomes, dans les années 1980, qui est le produit d’un gros travail statistique et quantitatif.

La new economic history prend très peu en France. Elle a été lancée par Fogel, qui a été prix Nobel d’économie pour avoir imaginé l’histoire des Etats-Unis sans le chemin de fer. En France, certains s’y sont essayé mais on leur objecte la pertinence de la question. L’histoire quantitative se poursuit cela-dit, mais dans des domaines nouveaux.

  • Dans l’histoire des techniques et de l’innovation, qui s’articule sur des intuitions déjà formulées par Febvre, dans un article sur le moulin à eau, et Bloch. Une collection d’Histoire des Techniques est lancée par Maurice Daumas. Bertrand Gille écrit Histoire des techniques paru en 1978. Il formule la notion de système technique qui est l’articulation d’une innovation à d’autres qui modifient le réel voire le quotidien. François Caron publie sa thèse dans les années 1960 qui porte sur l’histoire du chemin de fer du Nord et, par la suite, à partir de son poste à la Sorbonne, il développe toute une histoire des techniques : du chemin de fer, de l’électricité, des télécommunications, des transports, etc. De cette impulsion sont issus Pascal Grizet et Christophe Bouneau.
  • Une autre voie est empruntée par la business history ou histoire des entreprises portée curieusement par un marxiste, Jean Bouvier, dont l’étude porte sur le Crédit Lyonnais. C’est dans ce champ historique que s’illustrent Hubert Bonin (spécialiste d'histoire bancaire et financière, mais aussi de l'histoire des entreprises et des organisations tertiaires, de l'esprit d'entreprise et du négoce et de la banque ultramarines), Jean-Pierre Davier qui étudie Saint-Gobain (Un destin international- la compagnie de Saint-Gobain de 1830 à 1939 paru en 1988), Emmanuel Chadeau sur l’aviation, Eric Bussière, qui a travaillé sur Paribas. Dominique Barjot (ses travaux portent sur l'histoire des entreprises, l'américanisation économique et technologique et, de façon plus large, sur l'histoire de l'industrialisation et du travail), Patrick Fridenson qui dirige la revu Entreprises et histoire et a travaillé sur les usines Renault jusqu’en 1939. La business history concerne plus l’histoire contemporaine que l’histoire moderne.
  • L’histoire institutionnelle devient un domaine de l’histoire économique. En fait elle est à l’articulation entre l’histoire économique et politique. Elle est illustrée par la publication en 1991 de deux volumes par Michel Margairaz d’une Histoire d’une conversion, du ministère des finances au ministère de l’économie (entre 1930 et 1950). C’est un passage qui n’est pas simplement un changement de titulature mais reflète un changement administratif. Le but de l’organe est désormais d’œuvrer à la croissance et au développement du pays. C’est un travail pionnier à l’origine de nombreux autres, notamment par le Comité d’Histoire Economique et Financière de la France, qui a chapeauté les travaux sur les institutions publiques. Cette attention portée aux institutions est un des pôles de l’histoire économique actuelle, représentée à Paris I par Dominique Margairaz (femme de Michel) dont les travaux portent sur les foires et marchés, Philippe Minsard (Inspecteurs des manufactures au XVIIIe siècle) qui travaillent sur toutes les questions liées aux institutions. Il s’agit là d’un des trois domaines les plus dynamiques de l’histoire économique. L’histoire quantitative persiste avec Jean-Charles Asselain comme on l’a vu, ou avec Patrick Verley, notamment dans son ouvrage L’échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident paru en 1997. Cette persistance est réelle même si on ne peut plus faire aujourd’hui de macroéconomie comme avant et bien faire attention à se départir des déterminants nationaux.
  • L’histoire économique régionale résiste mais ses formes sont différentes de celles des années 1960. Elle a été impulsée par Jean-Pierre Hirsch sur le Nord et les patrons du coton. Michel Hau a conduit une étude sur les patrons alsaciens. A partir de là, cet historien a fait du territoire la sujet central de l’étude ou en tout cas pose la question de savoir si le phénomène régional est mouvant, d’autant plus en considérant une chronologie, ou si le cadre est simplement le récipient des phénomènes ou s’il est aussi un acteur.


Ainsi, on a pu constater que l’histoire économique était loin d’être enterrée, d’autant plus qu’elle ne se conçoit pas seule, elle ne peut être détachée de l’histoire sociale, politique (qui n’est plus seulement celle des partis mais celle aussi des associations, des lobbys). L’histoire économique n’est concevable que dans son articulation aux deux autres, de la même façon que l’histoire politique ne peut être détachée de l’économique.

COURS 2 : Le rapport entre histoire et sociologie

Dans P. Bourdieu, L. Wacquant, Réponses, Bourdieu rappelle la « désastreuse séparation de l’histoire de la sociologie » qui est pour lui dépourvue de raison épistémologiques : « toute sociologie doit être histoire et toute histoire sociologie ».

On a deux degrés dans la même question : interdisciplinarité et unicité de la science sociale qui ne se distinguerait que par des pratiques.

Importance du point de vue. Les théories.

On peut faire une observation qui mettrait l’accent sur la présence et la coexistence d’îles, de domaines se distinguant (par exemple histoire sociale…), îles très mouvantes. Reconstituer ces entités dans un processus de confluence et d’enrichissement commun et au-delà de l’apparence de la multiplicité des points de vue, des intérêts, des objets de recherche, des préférences en méthodes de travail. Ce qui peut réunir les îles c’est le chemin, la méthode analysant la réalité sociale.

On peut considérer qu’au-delà de ces isolats il y a une culture épistémique semblable qui traverse les obstacles disciplinaires, y compris dans le sens institutionnel, et l’histoire montre à bien des égards qu’il y a eu des changements dans les différentes aires de la science sociale. Ces changements substantiels ont abouti à une fertilisation mutuelle des unes par les autres, parfois sans que cela ne se sache, sans que cela ne se dise. On est souvent dans la position de M. Jourdain.

Cette richesse de fertilisation croisée a été soulevée et revendiquée, portée par un certain nombre d’historiens, mais aussi par les sociologues, dont le britannique Thomas Humphrey MARSHALL (Citizenship and social class). Il appartient pour lui au citoyen des droits civils, politiques et sociaux et obtenus chacun sur un siècle. Il met au cœur de sa construction la dynamique historique.

Il y a la mise en œuvre d’une sociologie de l’action. Le retour de l’action sociale, de l’acteur en sociologie et en histoire permet, facilite les rencontres entre histoire et sociologie.

Un autre britannique, Philip ABRAMS, professeur à Oxford, se revendique sociologue et historien (Public towns ans economic growth). Selon lui, l’histoire et la sociologie sont et ont toujours été la même chose, ces deux disciplines s’occupent de l’action humaine, l’histoire étant le nœud d’articulation entre l’action et la structure. Les méthodes comme les concepts se perfectionnent à l’usage. Par la pratique, on améliore les méthodes, les concepts. Ces modifications découlent de l’expérience. Le meilleur lieu pour s’enrichir mutuellement est de mettre à disposition ses propres recettes de recherche.

Marc GRANOUETTER, inventeur de la notion de force des liens faibles, dans un texte consacré au rapport histoire/anthropologie, nous indique que les œuvres méthodologiques en histoire comme en anthropologie sont des œuvres empiriques importantes, ce qui est une des caractéristiques qui connectent les deux champs. Il y a en histoire comme en anthropologie, un effort à la fois réflexif de description du développement du travail. L’effort qui est réel, visible. Il y a une réflexion sur les changements de la nature même des données. Les découvertes que la recherche occasionne nécessitent une propension à formuler de nouvelles hypothèses.


Fernand BRAUDEL, dans un texte de 1951 des Annales, écrit qu’il n’y a pas de science humaine à limiter, chacune est une porte ouverte à la connaissance du social, permettant d’accéder à toutes les pièces de la maison sociale.

Plus tardivement, il explique que les historiens ont accepté toutes les sciences de l’homme, qu’ils ne sont pas des grands ethnologues, grands économistes, grands anthropologues, mais qu’il existe une inter-science. C’est lui qui fonde la première Maison des Sciences de l’Homme (MSH).


C’est Norbert ELIAS, sociologue et historien, qui dit que pour donner une réponse la plus satisfaisante possible aux sciences sociales…

Dans son introduction à son ouvrage sur la société de cour, il regroupe et commente une série de critères méthodologiques qu’il assure être interchangeables entre les disciplines.

  • Premièrement se détache l’unité entre théorie et méthodologie et recherche. Les marques, les données ne sont pas des constructions naturelles, ne sont pas dans les apparences une vision théoriquement construite élaborant les données. Les données peuvent demeurer devant nos yeux sans que nous puissions les interpréter.
  • Deuxièmement il rappelle et insiste sur l’union de la théorie et de la recherche concrète. On ne peut, pour lui, faire l’un sans l’autre. On peut appréhender avec plus de richesse les particularités de la recherche empirique si on comprend la dimension théorique de celle-ci. On peut mieux assimiler le raisonnement théorique si on a à disposition les données empiriques sur lesquelles il a été construit.
  • Le troisième critère est l’importance fondamentale de ne pas se laisser aller par les valeurs contemporaines du chercheur à l’époque de sa recherche.
  • Le quatrième critère est la nécessité du travail de terrain.


Lawrence STONE, dans un texte de 1995, dont le titre est The Future of History, recommande à nouveaux frais de ne pas recueillir des données sans hypothèse préalable. C'est-à-dire qu’il faut rompre avec une séparation théorique et pratique, résister au danger de la ghettoïsation qui résulte d’une fragmentation excessive de l’histoire.


En conclusion, il souligne qu’il y a eu des changements dans l’histoire depuis les années 1970 ; une grande tâche : faire un travail d’ethnographie historique, rendre la vie à un moment du passé, l’analyser, l’interpréter et l’expliquer.

Il y a de multiples façons de capturer le passé et de lui redonner la vie.

En 1999, BERTHELOT est revenu sur les relations entre histoire et sociologie. Il repose la question de la relation disciplinaire. Pour Berthelot, on se trouve devant des produits, des preuves, des approches inséparables.

J.C. PASSERON dit qu’on peut reconnaître à l’aveugle un produit de l’histoire d’un produit de la sociologie comme on distingue un Bordeaux d’un Bourgogne. Lorsqu’on compare deux études entre sociologie et histoire, la documentation, les données sont les mêmes alors que l’accès aux données est différents selon des principes et des méthodes transdisciplinaires.

  • le travail de terrain.

L’importance du travail de terrain pour l’histoire et pour la sociologie.

Thomas Marshall évoquait la voie lactée des théories, les autres les chemins de la recherche empirique. Pour lui, on ne pouvait séparer aussi nettement les un des autres. Il adresse en priorité à sa corporation. Les sociologues attendent que quelqu’un se charge du travail, pour que les malins, les intelligents interprètent le travail des pauvres besogneux. C’est là la vision typique du chercheurs cherchant les données et où le théoricien interprète.

Au lieu de suivre la recherche des faits séparément de son interprétation, il serait peut-être plus fécond de considérer que ces deux tendances sont observables chez chacun des chercheurs pouvant être récupéré de façon utile, pour que les deux soient articulées.

Les sociologues et historiens essayent de s’y tenir, dans ce va-et-vient entre recherche et explication, jusqu’à l’idéal de la pleine maturité scientifique.

Bourdieu distingue extrême théoricisme et extrême empirisme. La théorie est moins programmée et pesée d’emblée, sous-tendant le point du vue. Cela-dit, les impératifs théoriques se maintiennent. Le travail de terrain est un condensé où on peut mettre en commun les techniques d’apprentissage et les disciplines. L’historien britannique Edward Thompson, célèbre pour son livre sur la formation de la classe ouvrière en Angleterre, indique clairement que quand les matériaux sont de type historique il n’y a aucune différence entre la méthodologie appropriée pour le sociologue et celle qui convient à l’historien. En partant de ces présupposés, le travail direct de terrain avec un questionnement vers le réel est un impératif méthodologique que les deux disciplines utilisent et s’y rencontrent.

J. GOLDTHROPE s’élève contre cette aspiration et cette tentative de rapprochement. Dans un texte de 1991 : The Use of History in Sociology. Il a des opinions très tranchées et reprend le thème en 1994 : The Use of History in Sociology : The Reply. Pour lui, la sociologie et l’histoire sont différentes, notamment par la nature des données. Cette différence repose surtout sur cet aspect. La sociologie a un avantage sur l’histoire parce qu’elle n’est pas contrainte par l’existence ou la non existence de vestiges de témoignages : « relies » ; « no relies, no history ». Le sociologue peut fabriquer ses données selon son propre projet, selon ses questions. L’historien découvre les données, le sociologue les construit. Le sociologue peut générer de l’évidence dans le présent. C’est considérer que les données parlent d’elles mêmes. C’est nier que toutes les données sont élaborées, il n’y a pas de sources pure. En face des « relies », les chercheurs construisent des informations, très différentes de celles du voisin face à la même donnée, la même source. Les mêmes sources induisent des questionnements différents.

Pour reprendre Goldthrope, on peut lui faire crédit lorsqu’il considère que l’objet matériel peut présenter des difficultés additionnelles. Pour lui, si l’on étudie la déviation sociale dans le Massachussetts au XVIIIe siècle, cette question amène à coup sûr à ce que le chercheur n’ait pas toutes les informations dans l’absolu nécessaires pour conforter ses hypothèses. Dans le cas du sociologue, peut-on poser toutes les questions voulues ? La recherche présuppose un coût d’établissement, un organisme le financera-t-il ? Lui aussi peut être contraint de restreindre son champ d’interrogation. La sociologue n’est pas mieux armé que l’historien en situation objective.

D’une certaine façon les sociologues et les historiens se retrouvent face à des sources en partie produites avec des biais très importants. Il faut être critique à l’égard des sources, l’historien est formé pour cela.


Etudes de la fin du XIXe siècle : études historiques ayant des enjeux politiques : Deux monuments de la sociologie britannique à la fin du XIXe :

  • Charles BOOTH, Life and labor of the people of London.
  • Sidney & Beatrice WEBB, qui mènent un travail de sociologie militant et publient en 1898, Industrial Democraty (3 tomes), où toutes les formes et méthodes d’appréhension d’un objet de recherche sont explicitées magistralement, bref un exposé de la méthode, notamment de la méthode de l’observation participante reprise par l’ethnologie et des techniques de traitement de l’information scientifiquement prouvée.

En 1932 est publié Methods of social study qui est une mise en théorie des pratiques menées et perfectionnées dans l’enquête de 1898.

La recherche sociologique est une enquête de grande envergure, mais c’est aussi aujourd’hui un matériel historique, une trace, une information sur la contribution du syndicalisme mais aussi un témoignage matériel physique illustrant les modalités d’une recherche, de questionnements qu’étaient ceux de l’époque. Le support institutionnel et toute série d’informations historiques.

M. MARSHALL revient sur les travaux des époux Webb dans une réédition en 1975. Il présente, explique que ce livre présente ce qui est nécessaire à la sociologie mais que bien des chapitres sur la méthode peuvent être utilisés et l’ont été pour l’investigation proprement historique. T. MARSHALL a eu une formation d’historien, à la London School of Economics, fondée en partie par les époux Webb.

COURS 3

Commentaire du texte de Jacques REVEL : "Micro-analyse et construction du social", pages 15 à 36 dans Jeux d'échelles. La micro-analyse à l'expérience, Paris, Gallimard Le seuil, 1996.