Fernandez UE1 1er cours 26/09/08
Sommaire
La recherche historique
- C. Delacroix, F. Dosse, P. Garcia : Les courants historiques en France, 2005
- F. Dosse : L’histoire, 2000
- R. Koselleck : Le futur passé. Contribution à la sémantique historique, 1990
- R. Koselleck : L’expérience de l’histoire, 1997
- P. Veyne : Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie, 1971
- P. Ricœur : Temps et récit, 1983-1985
- P. Chaunu : Histoire, science sociale, 1974
- M. de Certeau : L’écriture de l’histoire, 1975
- J. Rancière : Les mots de l’histoire. Essai de poétique du savoir, 1995
- B. Lepetit : Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, 2000
- B. Leptit : Carnets de croquis. Sur la connaissance historique, 1999
- C. Charlier : Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétudes, 1998
- G. Noiriel : La crise de l’histoire, 1996
- Revue Autrement : Passé recomposé, dir. J. Boutier, D. Julia : à quoi pensent les historiens ?
- H. I. Marrou : De la connaissance historique, 1954
- P. Ricœur : La mémoire, l’histoire, l’oubli, 2000
- F. Hartog : Evidence de l’histoire. Ce que voient les historiens, 2005
- Voltaire : Essai sur les mœurs, 1756
- Condorcet : Esquisse d’un tableau historique du progrès de l’esprit humain, 1793-1794
- K. Marx : Préface à l’introduction à la contribution à la critique de l’économie politique, 1859
- F. R. Chateaubriand : L’essai sur les révolutions, 1797
- M. Weber : Economie et société, 1922
- M. Weber : Histoire économique générale, 1924
- N. Elias : La civilisation des mœurs, 1939
- G. Duby : Le dimanche de Bouvine
- J. Le Goff : Saint Louis, 1996
- P. Bourdieu : Raison pratique. Sur la théorie de l’action, 1994
- J-C. Passeron : Le raisonnement sociologique. L’espace non-Popperrien du raisonnement naturel, 1991
- M. Bloch, L. Febvre : Annales d’histoire économique et de sciences sociales, 1929
- L. Febvre : Combats pour l’histoire, 1953
- M. Bloch : Mélanges historiques, 1983
- M. Bloch : Histoire et historiens, 1995
- Collectif : Conjonctures économiques, structures sociales, hommage à Ernest Labrousse, 1974
- A. Corbin : Le temps, le désir et l’horreur. Essai sur le XIXe siècle, 1991
- D. Roche : Le peuple de Paris. Essai sur la culture populaire du XVIIIe siècle, 1998
- M. Vovelle : La mort et l’Occident, 1983
- J. Delumeau : La peur en Occident du XIVe au XVIIe siècle, 1978
- J. Le Goff : La naissance du purgatoire, 1981
- B. Perreau, G. Duby : Histoire des femmes en Occident, 1991-1992
- C. Charle : Histoire sociale, histoire globale ?, 1989
- M. Agulhon : La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la IInde République, 1970
- Dir. R. Rémond : Pour une histoire politique, 1988
- F. Bédarida : Ecrire l’histoire du Temps présent, 1995
- Dir. P. Nora : Les lieux de mémoire, 1978
- C. Ginzburg : Les fromages et les vers, 1980
- C. Ginzburg : Mythes, emblèmes, traces : morphologie et histoire, 1989
I. La nature de la science historique
Introduction
Le terme d’ « histoire » désigne aussi bien l’histoire-objet que l’histoire-discours. Il y a une réalité, et il y a le discours qui la relate. Comment devient-elle un savoir disciplinaire ? Il y a deux formes de théories auxquelles l’historien doit prêter attention, et qu’il ne doit pas confondre :
- théorie de l’histoire-objet
- théorie de l’histoire-discours
Même si l’histoire-discours découle de l’histoire-objet, puis l’englobe. Il ne faut pas les confondre avec la philosophie de l’histoire et l’historiographie.
A. Histoire-objet et histoire-discours
Henri Berr, dans l’éditorial du premier numéro de la Revue de synthèse historique, paru en 1903, explique la crise de l’histoire : « L’état inorganique des études historiques provient de ce que trop d’historiens ne réfléchissent jamais sur la nature de leur science ». Il y a en effet une résistance à « tomber » dans la philosophie, les historiens sont craintifs de renouer avec une histoire littéraire et philosophique, téléologique, comme Voltaire et Bossuet la pratiquaient. Même les épistémologues, comme Lucien Febvre, renâclent : la théorie est le mal absolu. Bien des historiens croyaient que leur travail se bornait à raconter les évènements du passé. Mais certains se consacrent à la théoriser, sans abandonner pour autant la méthodologie empirique propre à la discipline.
L’ « histoire » est un terme polysémique : il concerne le réel et son appréhension par l’historien. La confusion sémantique est plus forte que dans d’autres disciplines, telles la psychologie et la sociologie. Le terme est emprunté à Hérodote, il signifiait à l’origine « enquête » : il s’agissait donc d’une histoire traitée sur le mode de l’investigation. Cependant, dès Thucydide, sa signification s’élargit. L’érudition traditionnelle s’est référée à cette ambigüité, distinguant res gestae (« les choses qui sont arrivées ») et historia rerum gestanum (« le récit des choses qui sont arrivées »). Il n’y a guère qu’en allemand qu’on distingue le réel et le discours qui le traite par deux termes différents.
Même lorsqu’on utilise le mot « histoire » pour désigner l’activité cognitive, elle implique deux aspects : le processus de recherche (reconstruction de l’histoire-objet), et le résultat de la recherche (affirmation d’une histoire-discours). Cette difficulté a été mise en exergue par Hegel dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire : l’ « histoire » s’applique aux évènements du passé, aux causalités de la chaîne temporelle (passé, présent, futur), au récit ordonné systématiquement, etc.
Pour désigner l’histoire-discours, certains ont parlé d’historiologie. Ainsi avec le philosophe espagnol José Ortega y Gasset dans Une interprétation de l’histoire universelle, en 1948. Mais le terme a posé plus de problèmes qu’il n’en a résolus. Jean Vall dans l’Historiographie structurale, en 1990, a proposé le terme d’ « historiographie » comme substitut du mot « histoire » qualifiant le discours. Il pensait de cette façon distinguer l’histoire (l’utilité ontologique de l’historique) et l’historiographie (écrire l’histoire). Etymologiquement pertinente, sa proposition est cependant arrivée trop tard, surtout en France où le terme d’historiographie avait déjà un sens : celui d’histoire de l’écriture de l’histoire. Benedetto Croce l’avait déjà proposé en Italie au tournant du XIXe-XXe siècle : « storiografia ». Josep Fontana, en Espagne, a donné le même sens à l’ « historiografia ».
Les problèmes de dénomination sont donc rencontrés partout, consubstantiels à l’histoire. L’histoire-discours s’est dotée d’outils pour appréhender l’histoire-objet. Des professionnels s’y essaient, mais aussi des érudits passionnés. Il n’y a pas de langue spécialisée de l’histoire, le langage commun est utilisé, même si des expressions sont parfois propres à l’histoire : comme le « féodalisme », la « Renaissance », l’ « époque Moderne ». Les historiens sont peu friands de la création de concepts, mais quelques uns sont à noter : le « temps long » de Fernand Braudel, les « sociabilités » de Maurice Agulhon, etc. Ce qui n’empêche pas la conceptualisation.
B. Histoire et sciences sociales
Quel langage parle l’histoire ? Est-il important d’avoir une langue commune ? L’histoire utilise une langue littéraire qui, si elle ne verse pas dans le jargon, use et abuse des métaphores. Parmi les plus courantes : « évolution », « rayonnement », « développement », « prépondérance », etc.
Michel de Certeau a précisé que l’histoire n’est pas écrite impunément… Des historiens anglo-saxons, influencés par Richard Rorty, ont parlé d’un « linguistic turn » : tout n’est que discours. Les sciences sociales seraient discours, voire ne seraient que discours, indépendant de tout réel. Cette question du langage a déstabilisé les sciences sociales – notamment l’histoire – au tournant des années 1980-1990.
En 1898, Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos ont écrit une Introduction à la méthode historique, ouvrage-pilote de l’introduction à la recherche aujourd’hui encore. Il est très accès sur les questions pratiques, contrairement à la revue d’Emile Durkheim qui fonde en 1896 la sociologie, L’année sociologique. Il y a des difficultés qui tiennent davantage à l’histoire-objet que les objets constituant d’autres types de sciences sociales. L’histoire-objet est une qualité inscrite dans les choses, une qualité du social, mais ce n’est pas une chose sociale : on ne peut appliquer à l’historique ce que Durkheim appliquait au social. Celui-ci traite les faits sociaux comme des choses. Or, il n’y a pas de fait historique par nature, ce qui supposerait qu’il y aurait des faits qui ne seraient pas historiques par nature. Tout est historique.
La majorité des historiens considèrent que l’histoire, c’est de la méthode, à la manière de Langlois et Seignobos. Au tournant du XIXe-XXe siècle se pose la question de la scientificité de l’histoire-discours. L’histoire se pose comme expérience, comme méthode. Il y a un cheminement qui mène à la connaissance : la science est une forme de connaissance systématique, explicative, sans contradiction logique, de fait non soumise aux jugements de valeurs, de morale.
C’est ce que Thomas Kuhn a appelé le « paradigme scientifique » en place à partir du XVIIe siècle. La spécialisation, amorcée par Descartes et en germe au XVIIIe siècle – où il y a encore une tentative de connaissance universelle, avec par exemple Adam Smith, moraliste et inventeur de l’économie politique – opérante au XIXe siècle. Cette spécialisation scientifique est un phénomène historique à la charnière du XVIIIe-XIXe siècle. Ceux qui se consacrent alors aux sciences physiques et biologiques apportent de nombreuses découvertes, avec de moins en moins d’interdisciplinarité, et plus particulièrement une séparation des sciences et de la littérature. Certains philosophes ont à ce moment la nostalgie de l’âge d’or de la connaissance universelle.
Des philosophes (logiciens, etc.) réfléchissent aux rapports entre les sciences, et fondent l’épistémologie dans les années 1870-1880. Naissent alors les questions de méthode et de scientificité dans de nombreuses disciplines. Wilhelm Dilthey propose la distinction la plus célèbre : entre sciences naturelles et sciences de l’esprit. D’autres distinctions existent, notamment celle entre sciences nomothétiques (de la loi : droit, linguistique, etc.) et sciences idiographiques (du singulier, du spécifique : histoire, etc.). Dans les années 1950-1960, Jean Piaget distingue, avec plus de souplesse, les sciences humaines et sociales : les sciences nomothétiques, les sciences historiques, les sciences juridiques et les sciences philosophiques.
C. Connaissances scientifiques-sociales et histoire
L’histoire renvoie à des phénomènes humains et à leur description, à l’impossibilité de l’expérimentation – condition de la scientificité.
Le social pose des spécificités substantives : sa qualité est sa réflexivité, la conscience qu’il a de lui-même. Dans l’éthnologie, l’observé et l’observateur s’inter-influencent, il y a de la réflexivité : l’intervention du scientifique modifie l’objet observé.
Quelle objectivité dès lors ? Ce n’est pas la synthèse des oppositions. Les épistémologues de toutes les sciences, dures ou autres, ont montré qu’il n’y a pas d’objectivité scientifique. L’implication du chercheur, sa subjectivité, est toujours à l’œuvre. C’est une notion biaisée, dès l’origine, tant au niveau de l’objet que du sujet-chercheur (qui n’est pas une entité éthérée). Norbert Elias a proposé la notion d’intersubjectivité : la combinaison d’un rapport à la nature fondé sur la distanciation et un rapport aux phénomènes sociaux fondé sur un certain degré d’immersion.
Cette réfutabilité de l’objectivité des sciences sociales a été portée par Karl Popper dans Misère de l’historicisme, en 1944-1945. Les sciences sociales seraient historicistes, incapables de produire une expérimentation. Il pose la notion de réfutabilité. Ses travaux ont apporté des idées à la révolution conservatrice à l’œuvre à la fin des années 1970.
Alain Bresson, historien de l’Antiquité à Bordeaux III, a proposé une autre différenciation que celle traditionnelle entre sciences dures, et par opposition sciences molles. Pour lui, il conviendrait plutôt de parler de l’histoire comme d’une science souple, contre les sciences rigides.
D. Le contenu de la théorie et des fondements de la méthode
Jacob Droysen est le premier à parler de l’histoire comme d’une science, curieusement pour l’intégrer aux sciences morales et politiques, au début du XIXe siècle. A la fin du siècle, on se pose la question de la scientificité de l’histoire et de son éventuelle intégration dans les sciences sociales.
Est-ce une science sociale ? Une connaissance scientifique de l’histoire-objet est-elle possible ?
Non, répond Paul Veyne qui insiste sur l’aspect rhétorique. George Duby est à peine plus nuancée. Les historiens idéalistes comme Robin Collungwood ou Benedetto Croce répondent également non, pour des raisons différentes : la connaissance historique est une connaissance sui generis, de même qu’il existe une connaissance philosophique ou religieuse des choses. Cette vision idéaliste de l’histoire se retrouve en France chez l’historien de la Révolution et du Communisme François Furet.
Oui, répondent les cliomètres qui font de l’histoire économique quantitative, sérielle. Pierre Chaunu (droite dure) dans Histoire, science sociale et Jean Rouvier (marxiste) s’y trouvent malgré des options politiques et idéologiques opposées. Oui également pour les positivistes/méthodistes comme Gabriel Monod, fondateur de la Revue historique en 1896, Langlois et Seignobos. L’aspiration à la scientificité n’implique pas forcément la théorie, mais la méthode. C’est une méthode qui rend possible la connaissance scientifique de l’histoire pour Henri Bert, Henri Irénée Marrou et Edward Karr. Les historiens de tradition germanique s’y inscrivent aussi, en incluant l’histoire dans les sciences sociales, et insistant sur sa particularité herméneutique (science de l’interprétation/compréhension). Oui encore pour la tradition néo-positiviste à laquelle on peut rattacher une bonne partie de l’historiographie française. L’école des Annales, qui deviennent en 1944 Annales, Economie, Société, Civilisation, répondent aussi oui, Fernand Braudel souhaitant constituer une science sociale à partir de l’histoire. Mais il a échoué face aux résistances des sciences sociales refusant d’être ainsi polarisées. La mouvance Social Science History, organisée autour des américains Saul Landes (histoire économique) et Charles Tilly (histoire sociale), adhère. De même que les historiens britanniques de la revue Past and Present. Ou encore les historiens marxistes Eric Hobsbawn et Edward Thompson, quoique ce-dernier ait pris ses distances avec une illusion de scientificité trop poussée dans The poverty of theory. Oui enfin pour l’historien allemand Jürgen Kocka.
A ce point, parle-t-on de science ou de pratique scientifique ?
Il s’agit d’abord de l’élaboration d’une méthode qui participe des caractéristiques de la science. Certains s’y arrêtent, comme les positivistes et Thompson. D’autres considèrent en revanche que cela ne dispense pas d’une théorie de l’histoire-objet. L’historien espagnol Julio Arostegi milite pour cette théorie, bien que la recherche historique soit empirique, inductive, et non pas logico-déductive. Même s’il y a apparemment des obstacles dans l’empirisme de la recherche, la difficulté repose sur la généralisation : l’historien ne doit pas élaborer des lois de l’histoire. Encore moins s’aventurer aux prédictions, comme on par trop tendance à le faire certains économistes qui parlent de lois naturelles de l’économie et font des prédictions à tout bout de champ. Certains ne revendiquent pas la scientificité car certains critères manquent pour le faire : quel degré de scientificité ?
L’histoire est aujourd’hui, en France, placée dans les sciences humaines. Le CNRS a réglé le problème en la mettant dans la section des « Sciences de l’homme et de la société ». L’exclusion de l’histoire des sciences sociales se fait d’abord en raison du manque de soutien des historiens eux-mêmes à cette option. Mais aussi par le rejet des sociologues, malgré des exceptions, comme chez Jean-Claude Passeron qui considère la sociologie comme une sous-catégorie de l’histoire. Le physicien et chimiste belge Ilya Prigogine, double prix nobel, est allé puiser dans certains outils des sciences sociales et de l’histoire pour rendre compte de certains phénomènes physiques, notamment pour l’historicité de l’univers dans La nouvelle alliance.
L’histoire a trois traits qui lui sont propres :
- La nature des sources d’information : l’historien fait archive sa documentation ; on a également considéré que l’histoire est une science du passé, même si cette vision a été remise en cause par les défenseurs de l’histoire du temps immédiat
- La temporalité : c’est la nature de l’histoire, il ne s’agit pas de ressusciter le passé oublié, mais de rendre compte du comportement des hommes dans le temps
- Le processus historique est une réalité globale : l’histoire-objet contient toutes les activités que les hommes réalisent et qui sont inextricablement liées les unes aux autres. L’histoire est un processus continu ; alors que le principe de l’analyse (histoire-discours) implique la désagrégation, le réel lui est continu.
Comment rendre compte de cette globalité ? C’était le programme de l’école des Annales dans les années 1950-1960. Puis, François Dosse a parlé d’une Histoire en miettes. L’impossibilité de rendre compte de la totalité de l’histoire est-elle définitive ou provisoire ?