Bouneau UE3 12eme cours 18/12/08
Sommaire
La révolution industrielle est-elle un concept valide?
Introduction
Un territoire est la construction sociale d’un espace (humain). Espace qui a du sens, de la cohésion : construction d’un marché, identification d’une population à un territoire. Par exemple : Le Bénélux, marché construit après-guerre, suscite-t-il un sentiment d’appartenance ? Non, il suffit pour s’en convaincre de songer aux tensions entre la Wallonie et la Flandre.
Les territoires ont constamment grandi d’échelle, notamment avec la Révolution industrielle. Le territoire d’Ancien Régime est structuré par la foire et le marché, ce fait a d’ailleurs présidé à la conception des départements français en 1790-1791 : chef-lieu à une journée maximum à cheval de tout autre point.
Le terme de région(alisation) est très ambigüe, il signifie deux niveaux territoriaux :
- Subdivision de l’Etat-nation (ou fédéral) : quelle est sa cohésion économique ? Elle est sans cesse remise en question, la volonté de recoupage est fréquente.
- Acception supranationale : marché commun, tel que le MercoSur, l’ALENA ou l’UE. Le Bénélux en est un modèle. Tout comme le zollverein, imaginé par Friedrich List et réalisé en 1834 dans la Confédération allemande. List est un économiste, passé aux Etats-Unis, père de la théorie du protectionnisme éducateur, qui est conçu comme une première phase de développement, favorable à l’essor de l’industrie locale.
La Révolution industrielle est « le » processus de construction des pays développés à économie de marché. Qu’en est-il pour les pays émergents ? Comment classer l’URSS ? Le processus de Révolution industrielle a-t-il été appliqué aux Pays en développement (PED) ? Leur est-il applicable ?
« La Révolution industrielle » est un chantier historiographique permanent, c’est un concept galvaudé, à dimension paradoxale : comment une révolution peut-elle durer plus d’un siècle ? Cela illustre la difficulté terminologique propre aux sciences humaines et sociales. La rupture l’emporte-t-elle sur les éléments de continuité ? La Révolution industrielle est-elle spécifiquement britannique ?
Si le terme déplaît, par quoi le substituer ?: [paradigme : modèle, représentation du monde ; concept : signifiant d’un terme qui est lui le signifié] Deux propositions :
- L’industrialisation : elle peut être plurielle, et permet d’insister davantage sur les éléments de continuité.
- Les modèles de développement : à distinguer de la croissance (processus quantifiable par des indicateurs économiques classiques), le développement est un processus et quantitatif et qualitatif, mesuré par l’Indice de développement humain (IDH) créé en 1990 par le PNUD, composé de la longévité (espérance de vie), de l’éducation (taux d’alphabétisation et de scolarisation) et du niveau de vie (PIB/hab. en parité de pouvoir d’achat).
L’économiste François Perroux (vichyste épargné) a théorisé sur la différence entre croissance et développement. Le développement est devenu la question majeure des anciens pays colonisés, qualifiés de Tiers-monde par Alfred Sauvy en 1952 (qui a par ailleurs créé l’INED – institut national d’études démographiques – en 1945 ; il défendait des positions populationnistes qui ont influencé Michel Debré contre le malthusianisme). Le géographe Yves Lacoste a quant à lui créé en 1955 la première revue de géopolitique Hérodote, considéré comme un repère de « gauchistes », qui étudie les modèles de développement.
Cinq qualificatifs se succèdent pour désigner les pays pauvres:
- pays colonisés
- pays décolonisés
- pays du Tiers monde
- pays en voie de développement
- pays les moins avancés
Des catégories intermédiaires existent :
- pays à revenus intermédiaires
- nouveaux pays industrialisés (4 dragons d’Asie : Singapour, Corée du Sud, Hong-Kong, Taïwan ; Tigres d’Asie : Thaïlande, etc.)
- Pays émergents
L’idée de stades de développement, d’une évolution sur la route du développement, domine. Pourtant, à l’intérieur même des pays développés existe aussi un Tiers-monde, qualifié de Quart-monde dans les années 1960 par le père Joseph Wresinski.
Derrière la sémantique se cache de véritables enjeux idéologiques.
Le concept de Révolution industrielle est constamment employé, validé toujours au sujet de la révolution des communications :
- Nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC : « autoroutes de l’information)
- TIC à la fin des années 1990
- TIC et de l’éducation (TICE), utilisé depuis 4-5 ans au sujet de la knowledge economy (l’économie du savoir)
La tendance permanente, c’est la montée de l’immatériel : flux immatériels, capital de connaissance de la R&D, brain drain. La question-clé : s’accompagne-t-elle de la disparition des territoires (déterritorialisation) ? (y-a-t’il des inclus/exclus du numérique ? être situé dans les marges territoriales est-il toujours un désavantage ? Le télé-travail garantit-il l’efficience du travail ? A l’évidence, non, la fracture numérique demeure, tandis que les effets de concentration, d’agglomération, se renforcent. Les décisions économiques sont toujours prises dans les grandes métropoles.
L’actualité du concept de Révolution industrielle est incluse dans le paradigme absolu de développement durable (dont la pratique est antérieure à la création du terme). En 1972, le rapport Meadows du Club de Rome, The limits of growth (halte à la croissance ?) arrive à la fin de la période de la haute croissance. C’est une critique alternative, marcusienne des aspects qualitatifs de la société de consommation (mode malthusien). Le « développement durable » n’est pas le terme le meilleur, il faut lui préférer celui de développement soutenable/viable (meilleure traduction du sustainable development). Deux références :
- Al Gore : Une vérité qui dérange
- Alain Gras : Le choix du feu [ajout personnel : « civilisation prométhéenne]
I. La révolution industrielle : un concept daté ?
A. La chaîne des références classiques
Références :
- Paul Mantoux : La Révolution industrielle au XVIIIe siècle. Essai sur les commencements de la grande industrie moderne en Angleterre, 1906 => Réflexion organisationnelle : le levier est constitué par la concentration économique/industrielle, l’action entrepreneuriale est valorisée (cf. Alfred Chandler : « main visible du manager »)
- George Henry Clapham : An economic history of modern britain. The early railway age : 1820-1850, 1926 => La genèse de la Révolution industrielle se produit avec la révolution ferroviaire (1ère locomotive en 1826).
- David Landes : L’Europe technicienne ou le Prométhée libéré. Révolution technique et libre-essor en Europe occidentale de 1750 à nos jours, 1975 => Deux fois l’adjectif « libre » et « libéré » : la révolution technique a permis le développement de l’économie de marché, par rapport au carcan juridique de pages et de statuts de l’Ancien Régime.
- Patrick Verley : L’échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, 1997 => La Révolution industrielle est possible par des mécanismes d’internationalisation
- François Caron [maître de Mr Bouneau] : Les deux Révolutions industrielles du XXe siècle, 1997 => Il emploie le pluriel, c’est une perspective cyclique. Il montre l’enchaînement entre production de masse, consommation de masse et société de masse (la propagande/publicité a joué un rôle majeur).
Il existe trois postures avec le libéralisme :
- économique : destruction de l’Ancien Régime ; création de libre-entreprise, libre-marché, libre-circulation. C’est une théorie du développement qui s’oppose à l’Ancien Régime : la vision est simpliste, car il existait déjà auparavant des entrepreneurs.
- libre-échange (sous-ensemble du libéralisme économique) : jusqu’aux conflits du XXe siècle, les questions économiques s’expriment par la politique douanière. Le symbole du libre-échange réside dans le traité franco-britannique Cobden-Chevalier (saint-simonien) de 1860.
- libéralisme politique : se définit d’abord contre le conservatisme, puis prend place entre la réaction et la révolution
B. Puzzle cohérent ou tonneau des danaïdes : l’imbrication des facteurs
La Révolution industrielle fait-elle système ?
Trois approches de la Révolution industrielle :
- approche globale : le facteur clé est l’accumulation préalable des facteurs de production. Est-ce une contingence historique, ou un enrichissement est-il le préalable de la Révolution industrielle (perspective de Rostow) ? => C’est la question du déclic. Dans cette approche, la stimulation de la demande doit être et intérieure (construction d’un marché intérieur, avec un pouvoir d’achat suffisant => mobilité des facteurs, constitution d’une classe moyenne) et extérieure (rôle du libre-échange : registre de compétition absolue qui favorise le fort). Doivent apparaître de nouvelles formes d’organisation de la production : les corporations, ateliers urbains/ruraux – système de marchands-fabricants (« domestic system ») – disparaissent au profit de la manufacture, élément-clé de la Révolution industrielle (il en existait déjà auparavant quelques unes : sidérurgie Wendel, arsenaux et artilleries (Rochefort), Manufacture Royale des Gobelins. Toutes les conditions nécessaires à la Révolution industrielle ne sont pas toujours réunies.
- approche sectorielle : il y a trois révolutions sectorielles. La révolution agricole d’abord, qui est une macro-question scientifique et idéologique. Est-elle antérieure ou concomitante de la Révolution industrielle du XIXe siècle ? La révolution agricole est-elle un préalable au développement ? Selon l’historien économiste Paul Bairoch, oui, et dans le schéma classique, toute commence fin XVIIe-début XVIIIe siècle avec la révolution des enclosures en Grande-Bretagne (processus d’appropriation des communaux) => Cela implique des changements de paysage (Daniel Halévy lie paysage, société et modèle politique), la formation d’une région bocagère qui provoque un exode rural fournissant la main d’œuvre nécessaire à la concentration manufacturière. Plutôt que de révolution agricole, il serait plus juste de parler de mutations agraires profondes, mutations à la fois statutaires et techniques. Ce processus est à penser sur le long terme selon Alfred Sauvy, qui a émis la théorie du déversement sectoriel [aujourd’hui, près de 2% d’agriculteurs en France].A présent, le déversement sectoriel est considéré à l’intérieur du secteur des services : marchands/non marchands, supérieurs, aux personnes/aux entreprises. La révolution des transports marque une irruption des réseaux dans le monde moderne (chemins de fer, télégraphe, etc.) entre 1830 et 1850. Patrick Verley, qui l’analyse, montre que c’est ce qui permet de développer un marché à l’échelle du monde. Seul le chemin de fer permet la massification (de la production, de la consommation, de la culture, au sens de F. Carron). Les Révolutions industrielles sont de plus en plus des révolutions du tertiaire. C’est ce que montre Alfred Chandler dès 1965 dans La main visible des managers. Dès les années 1840 aux Etats-Unis la main-d’œuvre se développe dans le secteur de la distribution (le grand magasin est inventé dans les années 1850).
- approche industrielle : On insiste sur le vecteur du libéralisme comme cercle vertueux supprimant les freins à la liberté des échanges et favorisant l’expansion des marchés : âge des circuits. Mais cette approche est fondée sur la suppression de l’Ancien Régime, des obstacles, elle ne donne pas de dynamisme propre au libéralisme économique et commercial. Le libéralisme n’envisage pas le long terme.
Ces trois approches sont souvent mobilisées, mais elles ont du mal à traiter la question du progrès technique : est-il endogène ou exogène à la croissance ?
C. La portée sémantique du champ révolutionnaire, de la destruction de l’Ancien Régime à l’avènement d’un nouvel ordre économique et social
Une constante des théories économiques : la dichotomie entre ancien et nouveau. Il s’agit de voir si la révolution est globale : quel est le facteur déclenchant ? En 1963, dans Révolution industrielle et sous-développement, Paul Bairoch insiste sur le fait que la révolution technique de l’agriculture serait le facteur premier. Il prône sa reproduction dans les Pays en voie de développement. En prenant les exemples du Mexique et de l’Inde : peut-il y avoir une révolution technique de l’agriculture (économique) sans une révolution agraire (politique) ? De même en Grande-Bretagne avec le phénomène des enclosures. Bairoch, en 1997 dans Victoires et déboires. Histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, s’interroge sur la difficulté à penser entre rupture et continuité : il semble difficile de concevoir le passage d’un système immobile à un système mobile sans envisager un changement d’environnement.
Le but est de critiquer les sociétés d’Ancien Régime, traditionnelles. Mais on englobe dans cette caractérisation avant/après des phénomènes très différents : quelle similitude entre la Monarchie et les peuples premiers ? Rostow parle de The stages of economic grows : il pose la question du progrès de l’Europe à l’époque moderne. La Révolution industrielle est l’aboutissement d’un processus ancien de croissance économique et de modernisation de la société. C’est ce que montre François Crouzet dans De la supériorité de l’Angleterre sur la France. L’économique et l’imaginaire. XVIIe-XXe siècle. Il souligne que la Grande-Bretagne, comme les Provinces-Unies, était un pays pré-industriel avancé au début du XVIIIe siècle. La Révolution industrielle prolonge, succède et accompagne la proto-industrialisation (expression de Franklin Mendels : domestic system ; verlagssystem).
Les mutations quantitatives sont d’ampleur bien plus considérable au XIXe siècle : c’est une révolution quantitative, un changement d’échelle, avec une spécificité des voies nationales. Il y a des industrialisations décalées, des processus de transferts technologiques à partir de la Grande-Bretagne avec des retards échelonnés. La Révolution industrielle part de la Grande-Bretagne, puis des transferts technologiques se produisent vers la Belgique dans les années 1820. Suit la France (take-off dès la Monarchie de juillet ou au début de l’Empire ?). L’Allemagne n’y accède qu’à partir de la montée en puissance de la Prusse dans les années 1860 (victoire sur les Autrichiens en 1866), malgré le zollverein de 1836. Mais elle devient alors la première puissance économique européenne. Les Américains ont entamé leur Révolution industrielle parallèlement, peu avant la guerre de Sécession. C’est ce que montre Alexander Gerschenkron dans Economic Backwardness in Historical Perspective: A Book of Essays.
II. La Révolution industrielle au pluriel
A. Le caractère unique de la première Révolution industrielle
La distinction théorique de plusieurs Révolutions industrielles a été tardive : ce ne fut le cas que dans les années 1970 à l’aune de la IIIème Révolution industrielle. Jusque-là, on analysait une rupture concomitante au rythme de croissance du revenu par tête, à la productivité du travail et à la formation du capital. Cette analyse globale, triple, n’a pas pu être contestée, sauf sur le point de la formation du capital : le taux d’investissement a augmenté de façon progressive ; or pour avoir une croissance capitalistique (augmentation de l’investissement), il faut attendre les années 1840 et le boom du chemin de fer, avec un taux d’investissement atteignant 10%. Cette hausse accompagne donc la Révolution industrielle, plutôt qu’elle n’en est la cause. Cela permet de relativiser la thèse d’une révolution agricole préalable de la révolution industrielle car dégageant l’argent y étant investi ensuite. En tout cas, la Révolution industrielle est liée à la création d’un monde en réseaux, avec les infrastructures de transports (ferroviaire, électricité…). Il semble que la transition démographique, comme la formation du capital, accompagne la Révolution industrielle plus qu’elle ne la provoque.
B. Les spécificités
Dans les années 1870-1880, deux grappes d’innovations majeures se développent dans l’économie et la société : chimie et électricité. Avec deux principaux pays, les Etats-Unis et l’Allemagne, dont les oligopoles se partagent la conquête des marchés internationaux. Apparaît une nouvelle acception du concept de réseau : réseau électrique, téléphonique, etc. Il a trois fonctions :
- interrelations
- maillages très inégaux
- nouveaux services aux consommateurs
L’électricité est polyvalente, elle a un usage tant domestique que professionnel. Par exemple, ces réseaux se retrouvent dans les nouvelles structures entrepreneuriales, les entreprises multidivisionnelles, managériales (Alfred Chandler). Celles-ci se caractérisent par une forte concentration. Pour la première fois on parle de civilisation industrielle : c’est le capitalisme d’organisation. On passe d’un patronat propriétaire (corons), d’une entreprise familiale, à un patronal gestionnaire. En Allemagne, on parle d’industrialisme avec en première ligne les tycoons (Krupp).
C. Les ambiguïtés de la IIIème Révolution industrielle
Il y a une incertitude sur la périodisation : la IIIème Révolution industrielle serait née au cœur de la crise des années 1970, comme une réponse technologique et sociale à celle-ci : TIC, technologies de plus en plus virtuelles (débat de l’âge numérique dans les années 1980). Des réflexions se développent dans les années 1960 sur la société des médias, la mondialisation : la mondialisation de l’information. C’est lié à la phase descendante de la guerre froide, à l’interprétation mondiale de la guerre du Vietnam et au premier homme ayant marché sur la Lune : les médias donnent une vision du monde représenté comme un village global. C’est toute la pensée de Marshall Macluhan en 1969 dans War and Peace in the Global Village. Le monde est perçu comme un commutateur d’informations. La IIIème Révolution industrielle, avec l’invention de l’ordinateur personnel (1981 : 1er PC d’IBM : diffusion en France dans les années 1990), donne l’image de La Société en réseaux : l’ère de l’information, selon le livre de Manuel Castells. Avec le web, on passe un nouveau stade dans les notions de vitesse et de connexité : on va toujours plus vite, c’est L’invention de la vitesse analysée par Christophe Studeny.
Cet âge de la connexité a généré un débat entre technophiles et technophobes. Les technophiles ont dominé le débat de 1995 à 2001 avec les autoroutes de l’information, la hausse constante du Nasdaq et le concept fallacieux de la « nouvelle économie ». C’est une nouvelle vision saint-simonienne (fondation Saint-Simon dont est membre Pierre Rosanvallon) : philosophie du progrès fondée sur la circulation. Le saint-simonien Michel Chevalier, en 1839 a écrit Le système de la Méditerranée, où il pense le développement européen comme un développement euro-méditerranéen fondé sur des réseaux de transports et financiers. C’est une philosophie universaliste, qui pense que l’entrepreneur peut combiner son intérêt particulier à l’intérêt général.
Le stade suprême de cette progression des réseaux, c’est l’ubiquité. Mais :
- font-ils disparaître le territoire ? Non
- Sont-ils un facteur de stabilité ? Non plus.
On reste sur l’idée d’articulation entre le statique et le dynamique dans l’idéologie de la circulation et de la mobilité, avec un présupposé positif qui en fait un avantage comparatif et le considère à l’origine d’un cercle vertueux. Dans cet avènement de la troisième RI dans les années 1930, domine un discours technophile sur le lien entre la RI et l’avènement d’une nouvelle démocratie. Les visions iréniques passent par les autoroutes de l’information avec un développement à tous les étages (pays et classes). Pourtant, des sociologues et des démographes tels qu’Emmanuel Todd développent tout un discours sur la fracture numérique, analysable par le socioculturel, par catégorie d’âge, par territoire (continent africain : dans le domaine de la médecine et de l’enseignement à distance, de nombreuses avancées en Afrique subsaharienne avec les universités numériques et une éducation se développant rapidement mais ne passant pas à un niveau de maîtrise du système). Encore plus que les précédentes, la 3ème RI sur tous les mythes et l’idéologie du progrès.
La question depuis les alertes du sommet de Kyoto est de savoir si nous sommes engagés ou non sur la route d’une 4ème RI avec le développement durable, avec ses trois piliers économique, climatique et socio-culturel : comment obtenir un développement sans croissance, alors que sur tous les registres, notamment énergétique, il y a des externalités négatives ?
III. La Révolution industrielle : un concept dépassé par les dynamiques de l’innovation
Les économistes de l’innovation réfléchissent sur les leviers de l’innovation, ses logiques et ses trajectoires. Dans celles-ci, on retrouve chaque fois des complexes de faisceaux favorables qui doivent intégrer les conjonctures de crises : crises économiques, conflits globaux, crise climatique.
A. L’identification du progrès technique : un débat toujours renouvelé
Il y a une forte influence de l’anglo-saxon, le progrès technique est lié à la mystique évolutionniste. Le premier article théorique qui emploie le terme date de 1957, il est de l’économiste libéral Solow : « Technical change and the aggregate production fonction ». Il s’intéresse à la croissance aux USA de la productivité du travail, de 1808 à 1849, qu’il évalue en moyenne à 1.5% par an. Il établit que 90% de celle-ci serait dû au changement technique et 10% à l’usage du capital. Son article est débattu depuis, faisant polémique. Le progrès technique ne se diffuse pas seulement par son incorporation en capital mais aussi par la formation dispensée aux hommes (capital humain) et par l’évolution des systèmes d’organisation et de rationalisation du travail. Cette logique se renforcerait à chaque révolution industrielle.
Le chantier s’est déplacé de plus en plus vers l’étude des sources de l’innovation, vers une histoire de la formation et de l’accumulation des savoirs et des savoir-faire. On a beaucoup étudié la corrélation entre une dynamique de l’innovation et de le système de l’éducation, selon le modèle industrie-université-laboratoires de recherche et en insistant sur la qualité de la formation des catégories intermédiaires et de l’encadrement subalterne, car c’est souvent là que se trouve l’origine du développement d’une entreprise. Le schéma suivant : l’entrepreneur à la 1ère génération, l’héritier-gestionnaire à la 2ème et la ruine à la 3ème, suppose un manque de coordination avec les strates intermédiaires.
Ce débat sur le rôle des techniciens existe en Occident depuis le début du XXe siècle. On le retrouve chez Victor Cambon, qui étudiant et voyageant beaucoup, insiste sur la culture industrielle supérieure des USA et de l’Allemagne, précisant que la technicité y est vue comme un avantage comparatif dans les stratégies de carrière. C’est ce que montre aussi Hervé Joly dans son étude des patrons allemands : il montre que sa mobilité est supérieure par l’intégration des couches nouvelles.
B. La dynamique du système technique : le jeu des acteurs et la construction du social
Dans ces dynamiques de l’innovation, on peut analyser le système selon 4 catégories d’acteurs :
- Les détenteurs du savoir et des savoir-faire. Ce milieu regroupe savants et ingénieurs, organisés dans leurs écoles et communautés professionnelles, qui font de la technoscience et peuvent mettre au point des projets très lourds, comme le projet Manhattan aux USA. Ils peuvent s’ériger en experts et former une technocratie. Dans les années 1970, des savants européanistes prônent une régulation de la crise par le gouvernement des experts. En France, c’est le groupe « x-crise », constitué de polytechniciens dont les horizons idéologiques sont très variés. Ce sont des technocrates qui croient en la valeur absolue du bien public produit par l’expertise et qui croient déjà, avant les eurocrates et le Traité de Rome, en une mystique européenne pacifiste. C’est un discours qui se retrouvait déjà chez les Lumières, mais aussi chez Napoléon Ier et surtout chez Napoléon III : pour Michel Chevalier, la technique amène la paix, passant pour cela par des grands organismes internationaux. Ce rêve d’un gouvernement par les experts a connu son âge d’or durant la Grande crise, avec Emile Rathenau en Allemagne et les ministres de Vichy tels que le polytechnicien Jean Bichelonne. On le retrouve avec les missions de productivité des européenns aux USA, comme avec l’appel par De Gaulle à des ministres-techniciens au début de la Ve République ou le septennat de Giscard d’Estaing. On retrouve ces tendances dans les clubs des élites qui sont les détenteurs du savoir. Les savoir-faire des artisans et techniciens ne doivent pas être négligés. Le caractère artisanal du géotrouvetout qui monte une start-up allie les normes codifiées (savoirs) et les normes tacites (savoir-faire).
- La figure de l’entrepreneur, mythique, idéalisée sur le trône schumpeterien, même si celui-ci a changé d’opinion à la fin de sa vie sur l’entrepreneur héros et héraut. C’est un démiurge faisant le lien entre science, technique, création d’entreprise et société, un lien entre intérêt particulier et intérêt général, entre le dynamisme économique et le bien-être social. Schumpeter change d’échelle d’analyse face à la crise et à la guerre. Dans un dernier essai, Capitalisme, socialisme et démocratie, il voit l’entrepreneur dans la grande entreprise avec la méga-science, les méga-projets, la concentration. C’est la grande firme qui intègre les fonctions de recherche. Cette figure de l’entrepreneur reste ambigüe. D’abord parce qu’il n’est pas un individu seul : son milieu familial, social et professionnel est à intégrer. Ensuite parce qu’il est connoté positivement en économie de marché, selon une philosophie de la circulation. Il est pro-actif. L’ambigüité, c’est que ce caractère positif est presque exclusivement analysé dans les secteurs industriels, voire dans le secteur des réseaux. C’est en français que la spécification positive du terme « entrepreneur » n’apparaît pas directement, contrairement à l’anglais. On le perçoit comme le capitaine d’industrie, métaphore à la fois du militaire et de l’aventurier. Le rapport au financement a une influence sur la représentation : le créateur se distingue dans la mythologie du financier. Derrière l’entrepreneur, il y a forcément une banque.
- L’intervention de l’Etat dans l’économie connaît jusqu’aux années 1970 un trend d’accroissement par le biais des politiques publiques de recherche (complexe militaro-industriel, selon l’invention d’Eisenhower, appliquée dès la Guerre de Sécession). Des politiques qui vont jusqu’aux années 1980 avant de subir un trend inverse avec le désengagement de l’Etat central par des transferts de compétences.
- Les ménages et la consommation. Depuis dix ans, les historiens s’intéressent aux innovations par les modes de consommation. Ainsi notamment de Daniel Roche pour l’époque moderne dans Les choses banales. Avec la 2nde RI s’impose une culture de la consommation du bien-être et du confort (« home sweet home ») dans les pays anglo-saxons. La consommation s’oriente dans des directions imprévues, malgré les sentiers de dépendance fixés par l’offre : par exemple, le CD dans les années 1980 a eu bien des difficultés à s’imposer, notamment pour des raisons d’esthétique, malgré les pressions de l’offre. La technologie a construit le social autant qu’elle en est le produit : le four à micro-ondes, inventé par Percy Spencer (travaillant sur les radars) en 1947, change la culture ménagère avec un rééquilibrage des sexes.
C. De la révolution à la problématique de la transition : l’instabilité des systèmes
Les systèmes techniques sont en situation d’instabilité permanente en raison de la circulation des flux. Les déséquilibres sont permanents. Le risque majeur, le stade suprême est l’accident nucléaire ou le black out électrique généralisé. Plus généralement, cela se manifeste par l’inadaptation d’une technique à son usage, provoquant par là des dysfonctionnements. C’est le décalage entre les aspirations de la société et les opportunités techniques, par exemple avec la voiture électrique.
La question de l’irréversibilité technologique se pose : c’est la théorie du « sentier de dépendance » qui est récurrente par exemple dans le cas du nucléaire ou, de façon moins grave, dans celui de la machine à écrire développée par Paul Davit qui utilise le clavier Azerty, dont l’ergonomie n’est pas la meilleure pour taper en français. Il y a aussi des impasses technologiques nombreuses.
Conclusion
La Révolution industrielle reste une figure historique pédagogique. C’est en même temps un artefact, un discours insistant sur la rupture. Cette notion insiste sur la dimension industrielle des modèles de développement. Elle présente une synthèse des catégories de l’innovation. Historiquement, elle ne peut se conjuguer qu’au pluriel avec la mise à jour de cycles dominés par des grands systèmes techniques. Les RI dépassent le seul cas anglais et sa diffusion à l’Europe continentale, pour s’attacher à des trajectoires extra-européennes selon 4 applications :
- « success story » des USA
- économies en retard, telles que l’Italie et la Russie, selon la terminologie de Gerschenkron
- adaptation de la RI au modèle de développement des pays en voie de développement, politique des industries industrialisantes
- pays émergents (Chine, Inde, Brésil)
C’est un discours à historiciser en replaçant la dynamique de l’innovation.