Coste UE3 11eme cours 11/12/08
Sommaire
L'artisanat et l'industrie en France
- Philippe Wolff et Fréderic Mauro : L’âge de l’artisanat. Ve-XVIIIe siècle, 1960
- Bernard Gallinato : Les corporations à Bordeaux à la fin de l’Ancien Régime, 1992
- Steven Kaplan : La fin des corporations, 2001
Introduction
Au XVIIIe siècle, le système corporatif hérité du Moyen-âge est en voie de désagrégation. Le système médiéval était surtout artisanal et indépendant. Or, à la fin de l’Ancien Régime, il devient dépendant, passant sous le contrôle des marchands. C’est ce que Franklin Mendelo a appelé la « proto-industrie ». En Angleterre, celle-ci est désignée « putting out system » et en Allemagne « Verlagsystem ». C’est un état intermédiaire entre l’artisanat traditionnel et la grande industrie. Il existe aussi une autre forme d’organisation qui préfigure encore plus la grande industrie : c’est le système des manufactures.
I. L’artisanat traditionnel
L’artisanat traditionnel est mis en place au Moyen-âge, d’une part à la campagne et d’autre part dans le monde urbain. Il se présente sous plusieurs formes, ayant une certaine unité sur le plan économique mais comportant des différences juridiques.
A Les caractères juridiques du travail artisanal
Les artisans qui exercent le même métier sont regroupés dans des associations professionnelles. Souvent regroupés aussi géographiquement, ces associations sont reconnues, elles ont une existence légale. On parle de « communauté d’arts et métiers », de « corporations », de « maîtrises », de « métiers jurés », de « jurandes », de « guildes », de « métiers réglés ». En fait, il y a deux catégories :
- les métiers jurés sont organisés, ils ont reçu un statut, un règlement et des privilèges du roi par lettres patentes
- les métiers réglés ont reçu un règlement local par la municipalité du lieu où travaillent les artisans.
Ces deux formes de métiers coexistent dans une même ville, selon des proportions variables. Certains métiers changent de catégories, d’une province à l’autre. Il y a même des provinces qui ne comportent que des métiers réglés, surtout à l’Est et au Nord de la France où il y a de fortes traditions de municipalités, comme en Flandre (Cambrai, Lille, etc.). Le métier juré s’est appelé corporation au XVIIIe siècle, de façon péjorative. On le dénonçait comme une entrave à la liberté du travail. Diderot et Turgot notamment. A Bordeaux, en 1762, il y avait 40 métiers jurés et 10 métiers réglés.
Les conditions d’accès au métier sont réglementées. Il y a une hiérarchie professionnelle à 3 niveaux : le maître, un ou plusieurs compagnons, un ou plusieurs apprentis. Il y a des procédures à suivre dans le règlement qui concernent :
- la durée d’apprentissage selon l’importance et la technicité du métier
- le passage d’un niveau à un autre, surtout depuis le XVIe siècle : le compagnon doit réaliser un chef-d’œuvre représentatif de son métier intégrant un certain nombre d’éléments techniques. Il doit aussi payer une taxe au métier, particulièrement lourde. Des clauses particulières s’y ajoutent : les membres des jurys sont moins exigeants envers les fils de maîtres qu’envers les simples compagnons, la taxe est inférieure pour eux. Les gendres (compagnon ayant épousé la fille du maître) bénéficient aussi d’une taxe allégée, mais la différence est compensée par la dot.
L’organisation du travail est aussi fixée par le règlement : conditions du salaire, durée du travail, jours de repos, conditions de fabrication, prix de vente.
Qui dit règlement, dit tentatives de fraudes. D’où une nécessité de surveillance. Les métiers se dotent d’une discipline interne exercée par une instance de décision et de contrôle élue par les maîtres. Ces contrôleurs sont les « maîtres jurés », la « jurande », les « consuls », les « syndics », les « jurés », les « gardeurs ». Ce corps a une personnalité morale. Il dispose d’une chapelle et d’un saint patron, d’une confrérie. C’est une organisation sociale pour les messes, les secours mutuels, etc.
Mais tous les métiers d’une ville ne font pas obligatoirement partie d’une association. Certains s’exercent librement. A Bordeaux, il y a 38 métiers libres : les tonneliers, les cafetiers, les pâtissiers. Ils doivent quand même demander à la municipalité une autorisation d’ouvrir boutique, respecter les règlements d’hygiène de la municipalité (usage du feu = risque d’incendie, etc.).
B. Les caractères économiques
L’activité est toujours artisanale, qu’elle soit libre ou réglée. Certes, il y a concentration géographique en ville mais l’activité est démultipliée en nombre d’ateliers. L’outillage est limité, le personnel est peu nombreux, le travail se fait souvent en petits groupes. Il y a une extrême division du travail, notamment dans le textile. Le travail est partagé en plusieurs étapes. Pour la laine : peignage, filature, tissage, peinture, apprêt. L’outil de production est propriété du maître. Celui-ci possède aussi la matière première qu’il achète. Il est propriétaire du produit fini et c’est lui qui le vend dans la boutique attenante à l’atelier, dans une boutique séparée, au marché ou à la foire. En cas de renommée particulière, l’exportation est possible vers d’autres provinces ou à l’étranger, par le biais de marchands.
Les rapports sociaux sont de type patriarcal (« domestic system ») : apprentis logés chez le maître, etc. Mais ce modèle familial ne doit pas occulter les tensions et les grèves, particulièrement au XVIIIe siècle, comme chez les boulangers bordelais.
Le système des métiers s’est développé par la voie monarchique avec le mercantilisme. De nombreux édits sont promus : Henri III en 1581, Henri IV en 1597 et surtout la grande ordonnance de Louis XIV en 1673 qui organise et souhaite généraliser le nombre des métiers jurés, sous l’impulsion de Colbert. Au cours du XVIIIe siècle, Philibert Orry, contrôleur général néocolbertiste poursuit cette politique. Puis le courant des économistes critique ces métiers entravés par les règlements, incapables d’innover. Turgot supprime donc les jurandes en 1776, mais la mesure est abrogée dès son renversement quelques semaines plus tard. Il faut attendre la loi révolutionnaire Le Chapelier qui supprime tous les regroupements pour voir s’accomplir la dissolution des corporations.
II. La proto-industrie
A. L’apparition de la proto-industrie
La proto-industrie a deux facteurs concomitants : la concurrence externe et les transformations internes.
C’est un effet à long terme des grandes découvertes : nouveaux marchés, phénomènes de colonisation (Nouveau Monde), découverte de nouveaux produits. Cela suscite une demande de produits manufacturés. La proto-industrie y répond. Le Perche est une région rurale très industrialisée au XVIIIe siècle qui produit beaucoup de textile, dont 90% habille les esclaves des plantations françaises.
Alors que la demande de produits textiles augmente, l’artisanat traditionnel ne peut y répondre. Les marchands sont insatisfaits : alors qu’il y a une demande, les maîtres des métiers demeurent antiproductivistes. Les marchands s’efforcent alors de contourner le système en fixant eux-mêmes les caractéristiques techniques du produit et les conditions de vente. La conjoncture économique intervient : certains maîtres ont des difficultés, ils sont endettés, en sous-emploi. Ces artisans fragilisés acceptent de fabriquer certains produits en dehors de tout règlement : cela les fait rentrer dans un état de dépendance.
A l’intérieur de l’artisanat, certains maîtres-artisans sont fragilisés, mais tombent sous le contrôle de certains de leurs pairs ayant plus de réussite. Parallèlement, des compagnons décident de partir à l’extérieur de l’entreprise alors que l’ascenseur social est cassé, seuls les fils de maîtres accédant au statut suprême, pour devenir artisans « indépendants », tout en restant quand même toujours liés et à travailler pour leur ancien maître, par contrat (externalisation). Le maître-artisans dont les réseaux de dépendance gonflent se met alors à faire du commerce et à négocier les produits.
Apparaissent ainsi des marchands-fabricants, des entrepreneurs, « capitalistes proto-industriels », ayant une double origine : le commerce et l’artisanat. Ils détiennent un capital circulant, c-à-d qu’ils disposent de créances sur leurs acheteurs et ont très peu de capital fixe.
B. Le développement d’une proto-industrie rurale
Ce système s’est beaucoup développé à la campagne : une industrie rurale a longtemps perduré (jusqu’aux années 1950-60). A la campagne, où existait déjà un artisanat rural (forgeron, etc.) destiné à satisfaire aux besoins locaux, se développe un autre artisanat qui produit pour le pays, voire pour des marchés extérieurs. Le Perche, au XVIIIe siècle, est aussi réputé pour sa production d’épingles vendues au Proche-Orient et dans les colonies espagnoles et françaises d’Amérique. Souvent, ce petit artisanat rural se développe à proximité des villes où le milieu négociant commercialise ces produits. Il y a une délocalisation de la main d’œuvre : en Flandre au XVIIIe siècle, le taux d’urbanisation diminue.
Ces marchants-fabricants s’intéressent à la campagne pour une question de coûts. Ce sont souvent des industries textiles : le lin, le chanvre, la laine sont obtenus à la campagne ; ce qui évite les frais de transport. L’industrie textile a besoin de beaucoup d’eau pour laver et blanchir les fibres. L’eau sert également à la métallurgie et à la papèterie, ou comme source d’énergie. On se rend donc dans les régions ayant un réseau hydrographique très développé. Le coût salarial y est également moindre, d’abord parce que la vie y est moins chère qu’en ville, mais aussi parce que l’ouvrier rural a d’autres activités, ce qui fait que son salaire industriel n’est qu’un revenu d’appoint, mais important pour compenser le peu d’argent obtenu en période creuse. Les régions rurales pauvres, telles que le Perche, voient l’industrie s’y développer, contrairement à la Bosse où les terres sont très riches.
III. Les manufactures
Sous l’Ancien Régime, le terme « manufacture » est polysémique : il peut s’agir d’une région de production (manufacture du Languedoc), d’une branche industrielle, d’une fabrication précise (manufacture des points de France), d’un établissement (manufacture des Gobelins), d’une entreprise (manufacture von Robais).
A. Le cadre juridique
La manufacture est une entreprise pouvant être privée ou publique. L’Etat joue un rôle important dans ce domaine, avec deux moments forts : sous Richelieu puis sous Colbert. C’et le fer de lance du mercantilisme. L’Etat favorise la création de manufactures pour produire, exporter et limiter les importations. Celles-ci sont de deux catégories :
- manufactures royales créées par l’Etat et travaillant pour lui : la manufacture d’armes à Saint-Etienne ; la manufacture royale des Gobelins constituée en 1662 quand l’Etat a racheté les locaux appartenant à la famille des Gobelins et y a fait venir tous les artisans travaillant pour Fouquet (peintres, sculpteurs, ébénistes) pour approvisionner le Louvre, Fontainebleau et Versailles ; en 1665, en ayant soudoyé des artisans italiens (vénitiens), la manufacture des miroirs et glaces
- manufactures privées privilégiées par l’Etat. Les détenteurs sont des particuliers (entrepreneurs) qui signent un contrat avec l’Etat et reçoivent en retour des privilèges (monopoles de fabrication de certains produits, avantages fiscaux, etc.).
B. L’aspect économique
Sur le plan économique, la manufacture prend des formes extrêmement variées. Il y a une manufacture qui peut préfigurer celle du XIXe siècle. C’est une manufacture concentrée avec d’imposants bâtiments d’exploitation, des centaines d’ouvriers, mais un outillage traditionnel. C’est de l’artisanat à grande échelle avec des contremaîtres.
Il y a aussi une autre forme qui ressemble à la proto-industrie. La manufacture se présente sous une forme dispersée, éclatée. C’est une multitude de petits ateliers ruraux, une partie du travail étant fait en ville. Le travail le plus technique, le plus précis, le plus coûteux, se fait dans les parties urbaines de la manufacture. Cette installation à la campagne répond aux mêmes critères. Il y a aussi la matière première (bois, sable, rivière à Saint-Gobain pour le verre). Ces manufactures n’ont pas connu le succès que l’Etat en attendait. D’abord parce que certaines manufactures n’ont pas disposé d’un personnel enthousiaste et compétent : hôpitaux généraux faisant travailler les pauvres, orphelins, etc., ainsi que l’hôpital de la manufacture à Bordeaux. Ensuite parce que les produits de luxe ne trouvent pas de débouchés suffisants (tableaux, meubles, etc.).
Conclusion
A la fin du XVIIIe siècle, malgré l’existence de quelques manufactures-symboles, la production manufacturière reste le fait du petit artisanat indépendant, même si se développe un capitalisme marchand assurant le développement d’une proto-industrie rurale, finalement balayée par les grandes manufactures du XIXe siècle.