Bouneau UE2 5eme cours 23/10/08

De Univ-Bordeaux

La constitution du champ scientifique de l’innovation et de l’histoire de l’innovation

Introduction

L’économie est la science de l’organisation ; ce qui se vérifie dans le cas de l’oikos nomos chez les Grecs, ou de l’autonomisation de l’économie au XVIIIe siècle.

Dans la philosophie de l’histoire, l’économie est au cœur de la civilisation. Cette-dernière est en effet un système d’organisation économique et social. Partir de l’histoire économique revient à mettre l’économie au cœur de l’histoire de l’humanité. Fernand Braudel, dans l’enchaînement des économies-monde et des civilisations, considère que le système économique est le déterminant majeur : la macro-histoire, c’est de la macro-économie. En 1967, dans Civilisations matérielles et capitalisme, Fernand Braudel défend l’importance du global, du systémique :

  • L’économie-monde est dominée par la Méditerranée jusqu’au XVIIIe siècle
  • Puis il y a translation vers les Pays-Bas et l’Angleterre
  • Avant l’avènement de l’économie d’Asie-Pacifique, une 3ème économie-monde dominante

L’amiral Mahan résume au tournant du XIXe et du XXè siècle: le passé, c’est la Méditerranée, le présent l’Atlantique, le futur le Pacifique.

Quel est le sens de l’histoire ? Trois positions :

  • Millénarisme : Grand soir, etc.
  • Evolutionnisme, positivisme: vision voltairienne, La fin de l’histoire et le dernier homme de Francis Fukuyama en 1993. C’est l’optimisme irénique d’une super-civilisation

- L’histoire a « des » sens, elle obéit à des cycles. Question fondamentale d’histoire économique : Comment s’organise le système en fonction du cycle de l’éternel retour ? La perception des cycles est restée longtemps la même : cycle long (phase A et B de Kondratiev : 30-40 ans), cycle Juglar (6-7 ans), cycle Kitchin (quelques mois)  Les cycles sont fondés sur l’évolution des prix (inflation ou déflation : les deux peuvent traduire des crises). Il y a des cycles plus globaux, qui correspondent aux cycles technologiques.

I. Schumpeter et l’apport de l’histoire des techniques

Jusqu’à l’entre-deux-guerres, l’histoire des techniques est un champ ignoré. En revanche, depuis la Renaissance et l’Encyclopédie, l’étude des systèmes techniques (y compris dans leur dimension de progrès social) est pleinement reconnue au XIXe siècle. On crée même une approche technologique (étude de la technique dans un environnement social, politique et culturel). L’école des Annales, avec surtout Marc Bloch, affirme en 1931 : « Raconter le combat sans les armes, les paysans sans la charrue, la société entière sans l’outil, c’est assembler de vaines nuées »…

A. Une très lente prise en compte de la technologie dans l’économie

Pour plusieurs raisons :

  • jusqu’à l’entre-deux-guerres, on s’occupe surtout de l’histoire des techniques, très analytique et chronologique. On recense des découvertes : c’est une histoire internaliste, technicienne des techniques, qui ne s’intéresse pas au système (au contraire, avec la technologie on étudie les techniques dans leur environnement global)
  • l’histoire économique elle-même n’est pas autonome, pas considérée comme une discipline à part entière. Adam Smith, dans La Richesse des Nations en 1776, ne reconnaît pas l’importance des changements techniques. Schumpeter déclare à ce sujet : « La Richesse des Nations ne contient pas une seule idée, principe ou méthode analytique qui fut entièrement nouvelle en 1776 ». Ce n’est pas une innovation théorique, alors même que Smith est confronté en Grande-Bretagne à la Révolution industrielle. Marx lui-même n’attache qu’une importance marginale à la technique qu’il renvoie à l’utopie d’une société technique libérant l’homme du travail.

Jusqu’à l’entre-deux-guerres, on en reste à l’idéologie du progrès teintée de positivisme où la technologie n’est pas une variable (endogène ou exogène) identifiée, d’autant que les données ne sont pas comptabilisées.

Le premier qui considéra l’économie comme un facteur dynamique est l’économiste, sociologue et démographe Thorstein Veblen (1857-1929). Il a écrit en 1904 The Theory of business enterprise et en 1921 The Engineers and the price system. Il insiste, dans son analyse de la structure de l’entreprise et l’ingénieur, sur les relations société-entreprises-objets techniques au sein de l’économie. C’est le premier à considérer la technique au sein du système économique. Il est très critique à l’égard du système social américain, car il considère que l’exploitation du peuple est un non-sens économique. C’est un réformateur qui refuse le marxisme. Il souhaite dans The Engineers and the price system l’émergence d’experts, nouvelles élites remettant en cause le pouvoir financier par la détention du savoir technicien. Il souhaite la reconnaissance de la technocratie contre la ploutocratie (culte de l’ingénieur dans les années 1920 – Hoover président). C’est une continuation de l’esprit des Lumières et du despotisme éclairé via la création d’une caste maîtrisant techniques et technologies.

L’avancée conceptuelle majeure arrive cependant avec Schumpeter qui publie en Allemagne en 1912 La théorie de l’évolution économique, donc dans l’un des deux pays leader de la seconde Révolution industrielle. Le livre n’est traduit en anglais qu’en 1934 après l’expatriation de Schumpeter aux Etats-Unis. Il place l’innovation au cœur de l’économie : comment passer d’un phénomène statique à l’enclenchement d’un processus de croissance ? Par les cinq opportunités de l’innovation, concrétisées par l’entrepreneur-innovateur. Cependant, en 1942 dans Capitalisme, socialisme et démocratie, l’entrepreneur-innovateur n’est plus depuis les années 1930 la figure héroïque. Il est remplacé par une grande entreprise possédant un secteur recherche. Schumpeter a tendance à idéaliser la technologie dans la mesure où elle serait neutre : on fait classiquement l’éloge de la libre-entreprise fordiste contre le méchant spéculateur.

Quoiqu’il en soit, l’innovation est au cœur du cycle de progrès technique. Schumpeter fait apparaître l’innovation comme force majeure de la croissance.

B. Innovation et cycle économique

La thèse classique est que la crise stimule la recherche d’innovations et amène à renverser certains préjugés. L’ouvrage de Schumpeter The Engineers and the price system est traduit en 1934, soit en pleine crise. En 1939, dans un article intitulé « Business cycles », sous-titré « A theorical, historical and statistical analysis of the capitalisme process », il interroge globalement la théorie des cycles et propose une réponse aux interrogations suscitées par la crise des années 1930. Les cycles sont fondés sur l’évolution des prix, ce qui est insuffisant. Schumpeter dégage des cycles d’innovations : dans une conjoncture lourde, ils s’organisent autour de grappes d’innovations qui alimentent le système économique.

Il distingue trois grands cycles, secteurs-moteur de l’innovation (industries industrialisantes) :

    1. textile et mécanique (1780-1842) : branche textile industrialisante avec le coton.
    2. machine à vapeur et acier (1842-1897)
    3. électricité, chimie, moteur à explosion (1897-1939)

Les cycles qu’il propose sont calés sur ceux proposés par Kondratieff. Ces théories de Schumpeter sont aujourd’hui encore débattues. Les néo-schumpetériens, tel G. Mensch, fondent leurs analyses sur l’histoire des brevets, de la R&D et de la capitalisation boursière. Les néo-schumpetériens ont précisé la théorie du maître, distinguant les innovations radicales des innovations incrémentales (innovations de perfectionnement). Dès le milieu des années 1980 un think tank néo-schumpetérien du MIT, le System dynamic group a développé une approche schumpetérienne pour expliquer la crise des années 1970 : la reprise économique ne pouvait se développer que par un nouveau cycle d’innovations, notamment les technologies embryonnaires du développement durable (énergies renouvelables, etc.). Y aura-t-il une 4ème Révolution industrielle basée sur le caractère soutenable ?

Deux problèmes se posent quant à ces thèses : l’articulation avec la sphère financière et la prise en compte des dynamiques sociales. L’idéologie du progrès amène ses technophobes, avec des justifications conceptuelles dès le début du XIXe siècle contre la machine qui détruisait les emplois (luddisme des années 1811-1812 en Angleterre, du nom de Ned Ludd). Le danger réside dans le fait que la pensée schumpetérienne réside dans le fait qu’elle ne tient pas compte de la complexité des facteurs historiques. Schumpeter, dans Capitalisme, socialisme et démocratie, déplorait la victoire future du socialisme…

II. L’innovation dans la pensée politique

A. Une perception sans prise en compte des politiques publiques

Avec Veblen, Schumpeter, les cycles d’innovations, on voit que la place de la technologie dans les analyses est croissante, mais non prise en compte jusqu’en 1945.

La première Guerre mondiale avait pourtant montré l’importance des innovations : automobile, chimie, aviation, médecine, etc. Elle avait montré qu’il s’agissait d’une guerre industrielle avec pour l’impératif l’organisation rationnelle de la production et le caractère décisif de l’innovation dans l’organisation sociale du travail. Les tayloriens ont été appelés à investir les administrations par le ministère de l’armement d’Albert Thomas et le ministère du Commerce, de l’Industrie et des Postes et Télégraphes de Etienne Clémentel. En France, c’est Henry Le Chatelier qui a diffusé la pensée taylorienne.

La première Guerre mondiale voit se développer un interventionnisme étatique qui s’intéresse à la technique dans une perspective militaire et géostratégique. Mais à partir de 1919, le slogan « back to normally » a dominé, le dirigisme a été considéré comme un phénomène exceptionnel. Il n’y a donc pas eu de politique publique de recherche avant la seconde Guerre mondiale.

B. La genèse des politiques publiques au service de l’innovation

La première politique publique cohérente est élaborée dans les années 1930 en Grande-Bretagne qui avait pour but de réaffirmer sa puissance et sa souveraineté nationale. Avant Churchill, les anglais ont une donc eu une politique de puissance industrielle où l’innovation est mise en avant : ils sont développé les premiers programmes de recherche sur l’arme atomique en dotant leurs laboratoires de moyens de calculs avancés, les machines Colossus qui ont aussi décrypté les messages codés allemand. C’est la genèse du grand calculateur. Ils ont également inventé le radar à la fin des années 1930, avantage majeur lors de la bataille d’Angleterre. Et ils ont apporté une importante contribution à la recherche sur le DDT, pesticide visant à augmenter les rendements des cultures et éradiquer le paludisme dans les pays du tiers-monde.

En France, sous le gouvernement Dalladier, en 1939 est créé le CNRS. Le régime de Vichy, par son très fort étatisme, a connu une vague de créations d’instituts scientifiques, développés par la suite :

  • 1941 : institut national d’hygiène (devenu l’INSERM après-guerre)
  • 1943 : Institut français des pétroles
  • 1944 : Centre national des télécommunications

A partir de 1945, l’idée fait des émules, on retrouve d’ailleurs affiché dans le programme du Conseil National de la Résistance le souci du soutien à la recherche :

  • 1945 : Commissariat à la recherche atomique
  • 1946 : INRA
  • 1946 : Institut national d’études démographiques

La phase des années 1938-1946 apparaît donc essentielle à la reconnaissance des politiques publiques de recherche.

En Allemagne, à partir de 1933, de nombreux scientifique s’en vont de leur propre chef ou y sont invités par les autorités, ils choisissent le plus souvent les Etats-Unis comme terre d’accueil. Dès la fin de la guerre, les Etats-Unis contribuent à l’épuration de l’Allemagne nazie, avec notamment le procès de Nuremberg. Puis ils épargnèrent et hébergèrent, souvent en Amérique latine, les scientifiques allemands collaborateurs ou nazis eux-mêmes. Von Braun, responsable allemand des fusées V1 et V2 a ainsi été invité à rejoindre les Etats-Unis où il est devenu le père de le lanceur Saturne utiliser pour les programmes Appollo et Skylab entre 1967 et 1972 en pleine course à l’espace avec les Soviétiques.

III. Les approches historiennes de la technologie

L’histoire de la technologie date des années 1970. Avant on lui préférait l’histoire technique. Maurice Daumas a dirigé de 1968 à 1979 une Histoire générale des techniques en 5 volumes. C’est une histoire classique de l’invention/innovation, qui n’envisage pas la diffusion, les entreprises et les enjeux de pouvoir qui sont derrière.

A. L’apparition et le développement des approches systémiques

A partir des années 1970 se développe une approche systémique. Elle existait pourtant avant que l’historien n’en fasse un concept, notamment à la fin du XIXe siècle chez Thomas Edison qui, avec une approche globale, pensait l’économie comme un système et non uniquement comme un circuit : « The system first ».

Jacques Ellul, définit le système technicien en 1977 dans le livre du même nom : « Ensemble d’éléments en relation les uns avec les autres, de telle façon que toute modification de l’ensemble se répercute sur chaque élément. » C’est toute l’articulation entre le système (statique) et le circuit (dynamique) : toute modification de l’ensemble (action) engendre une rétroaction, l’ensemble étant donc en constante interaction. Par exemple, dans notre société, si on abandonne le nucléaire, l’ensemble de l’architecture énergétique change : il y a une solidarité des techniques au sein d’un système cohérent.

Il faut intégrer la technologie à la réflexion économique et sociale. Le premier historien à ouvrir la réflexion, avant Alain Gras, François Carron, Bruno Latour ou Patrice Flichy, est Bertrand Gille, qui propose une approche globale des interactions entre technique et société : il a dirigé une Histoire des techniques en 1978 allant dans ce sens. Une analyse claire du concept de système technique est proposée : c’est un ensemble de structures ou de filières fonctionnant de manière solidaire. Il distingue deux grands systèmes techniques (LTS : « Large technical systems ») :

  • charbon/machine à vapeur/fonte
  • électricité/acier/moteur à combustion

L’historien américain Thomas Hugues reprend ces idées en 1983 dans Networks of power, une histoire des réseaux de pouvoir. Il y inclut donc la dimension politique d’interaction de ces réseaux avec le territoire et la société globale. Se développent des études évaluant la place des LTS dans le monde contemporain. Leur place étant croissante, leur gouvernance devient une question essentielle.

C’est ce que montre le sociologue Alain Gras qui a publié 3 essais :

  • 1993 : Grandeur et dépendance. Sociologie des macro-systèmes techniques
  • 1997 : Les Macro-systèmes techniques
  • 2007 : Le choix du feu. Aux origines de la crise climatique

Il mêle les techniques et le concept de développement durable, dans une perspective globale où le stade suprême est le macro-système. Il intègre les aspects socio-culturels de la gouvernance. Il essaye de développer une vision équilibrée entre technophilie et technophobie en réfléchissant sur le long terme.

François Carron a publié un essai de synthèse et de réflexion en 1997 : Les deux Révolutions industrielles du XXe siècle. Il insiste sur l’instabilité des systèmes techniques, il existe toujours un sentier technologique assez sinueux de choix qui ne répondent pas à la rationalité technicienne : le petit événement a des macro-conséquences (effet papillon). Ainsi avec l’adoption du clavier de PC par l’US Navy, qui s’est diffusé ensuite dans la société civile. F. Carron s’intéresse davantage aux réseaux - transcription spatiale, matérielle et immatérielle, d’un système technique - qu’au système technique lui-même.

B. Au-delà des systèmes, la complexité des acteurs et des choix technologiques

L’historien a besoin de dialoguer avec le philosophe, le sociologue et l’économiste. C’est ce que montre Bruno Latour en 1992 dans Aramis ou l’amour des techniques. Il insiste sur la dimension psychologique/passionnelle des entrepreneurs, inventeurs et décideurs. Analysant simultanément biographies et réseaux sociaux. Par exemple, on peut encore penser à Thomas Edison et à ses liens avec la presse et les banques.

Patrice Flichy, dans L’innovation technique en 1995, s’intéresse aux phénomènes de verrouillage technologique dans une perspective de longue durée. Comme B. Latour, il insiste sur le fait que le système technique/innovation suppose une imbrication de tous les facteurs humains, le culturel et le social.

Un exemple est fourni par François Crouzet qui a publié dans les années 1970 sur l’histoire économique de la Grande-Bretagne. Comment expliquer le déclassement de la Grande-Bretagne comme puissance industrielle à la fin du XIXe siècle, alors qu’elle avait le leadership technique absolu dans les années 1870 encore, qu’elle a finalement perdu au profit de l’Allemagne et des Etats-Unis ? F. Crouzet le relie avec la moindre capacité à innover de la Grande-Bretagne des années 1890 aux années 1980. Depuis, la Grande-Bretagne a eu un second souffre qu’on a imputé un peu vite à l’ultralibéralisme. Elle a surtout bénéficié d’un avantage comparatif, constitué par les ressources hydrocarbures de la Mer du Nord. F. Crouzet insiste sur cette perte de leadership technologique par une déficience de l’innovation liée au manque de dynamisme des industries traditionnelles (textile, métallurgie, mine). Crouzet, assez rapidement, a expliqué cela par des facteurs institutionnels, psychologiques et socio-culturels. Et notamment par l’échec du système d’éducation britannique, à cette époque très inégalitaire. Alors qu’en France le système permet une moyennisation et en Allemagne une efficacité technologique, en Grande-Bretagne, les classes sociales sont figées, la mobilité est difficile. D’où notamment la segmentation de la classe moyenne inventée en Angleterre : lower middle class, middle class, upper middle class. Quelle intégration de la culture technique ? C’est une question de considération sociale, marquée aux Etats-Unis et en Allemagne, tandis qu’en Grande-Bretagne elle passe bien davantage par la City (grande finance) et l’anoblissement.