Coste UE3 4eme cours 16/10/08
Les mutations du vignoble français sous l'Ancien Régime
Bibliographie générale :
- Roger Dion : Histoire de la vigne et du vin en France, 1959
- Marcel Lachiver : Vins, vignes et vignerons, 1988
- Vignobles et vins d’Aquitaine, Bordeaux 1978
- Vignobles du sud, Montpellier 2003
- Marcel Lachiver : Dictionnaire du monde rural, 1997
Ouvrages spécialisés :
- René Pijassou : Un grand vignoble de qualité, le Médoc, 1980
- Philippe Roudié, Sandrine Lavaud, Gérard Aubin : Bordeaux, vignoble millénaire, 1996
- Marguerite Figeac-Monthus : Les Lur-Saluces d’Yquem, 2000
- Benoit Musset : Le vignoble de Champagne, 2006
I. La vigne et le vin en France
Des récits de voyageurs (Arthur Young, Pierre Bergeron…) décrivent les paysages, ce qui permet de localiser les vignes. La localisation est aussi possible grâce par exemple aux Mémoires pour servir à l’histoire de France et de Bourgogne, aux dossiers fiscaux (registres de la capitation), aux livres de raison (comptes), ou à la documentation figurée (plans des villes, cartes du royaume – cartes de Cassini au XVIIIe siècle, ou de certaines provinces – carte de Beleyme pour le sud ouest).
A. Localisation et implantation
La vigne est une plante méditerranéenne acclimatée par les romains dans le Languedoc, la Provence et autour de Bordeaux (Ausone). Son extension a été favorisée par les défrichements et surtout par l’implantation d’églises et de monastères demandeurs de vin au début du christianisme. La vigne s’étend alors jusqu’en Angleterre. Peu alcoolisé, le vin est davantage consommé que l’eau. La vigne se trouve en Champagne, Lorraine, Alsace, Picardie, Ile-de-France. Les parisiens ont développé les vignes autour de la capitale, sous Louis XIV, en raison du fort développement démographique. Les rois stationnant beaucoup dans les châteaux de la Loire au XVIe siècle, on y a beaucoup planté de vignes (Orléans, Tournay, Blois…). Il y a aussi le Beaujolais, le Lyonnais, le Bourgogne. Plus au sud se trouve le autour de multiples petits vignobles : Bergerac, Cahors…
Ces vignobles connaissent une haute croissance fin XVIe-début XVIIe siècle car la demande de vin progresse (hausse du niveau de vie, urbanisation). Les vignerons augmentent les surfaces cultivées en défrichant et en convertissant certains champs. Le beaujolais était le vin des coteaux, mais sa culture descend vers les vallées. Le médoc répond à la demande bordelaise, alors qu’il s’agissait jusque-là du grenier à blé de la ville. Les plantations progressent tant qu’elles en viennent à inquiéter les autorités royales, car le remplacement du blé par la vigne risque de générer des disettes porteuses de révoltes. L’Etat intervient alors, notamment par les Parlements de province, comme à Metz qui où le Parlement défend toute plantation nouvelle en 1722. Le grand intendant de Bordeaux Pierre Boucher obtient en 1725 un arrêt du conseil du roi qui l’interdit également. Montesquieu, grand propriétaire lui-même, a d’ailleurs eu des mots très durs à ce sujet. Un arrêt de 1731 du conseil d’Etat étend l’interdiction à l’ensemble du royaume sous peine de très fortes amendes. Mais les propriétaires violent allègrement la loi, d’autant que ceux qui sont chargés de les surveiller sont eux-mêmes des propriétaires viticoles fraudeurs et que les Parlementaires de Bordeaux plantent aussi leurs vignes. Afin de ne pas revenir dessus, la loi est vidée de son sens par la multiplication des dérogations. Cependant, il n’y a pas de disettes comme au temps de Louis XIV.
Au niveau local, on constate que l’implantation de vignes obéit à des règles :
- On recherche d’abord des sites favorables : une bonne exposition (coteaux très exposés au sud : Blayais, Bourg, Saint-Emilion), une bonne terre (caillouteuse, calcaire).
- On pratique une polyculture.
- On recherche la proximité d’une moyenne/grande ville pour avoir un débouché et peu de transports générateurs de surcoûts (taxes : le gras, le « trop bu », le « trop manquant », les octrois...), d’autant que les bourgeois ont des privilèges qui leur permettent de planter en dehors de la ville et de ne pas payer de taxes lors de leur acheminement.
- Un port exportateur peut aussi être un avantage comparatif
B. Le travail de la vigne
C’est une culture pérenne, parce que la vigne a un âge, contrairement au blé qui doit être semé tous les ans. Il n’y a donc pas d’assolement. L’organisation du travail est différente, elle pousse à l’individualisme car il y a moins de travail en commun que chez les céréaliers. C’est une culture continue qui nécessite une attention constante, même s’il y a moins de travail. Le viticulteur a du travail même au cœur de la mauvaise saison : de la saint Martin (11 novembre) à la saint Vincent (22 janvier).
Le premier travail commence avec la plantation. Elle suppose de préparer un terrain, le plantier : on le chamberte (le chambert est un pic qui permet de creuser profondément) puis on remplit avec du terreau et du fumier. On peut planter de petits ceps, mais c’est long à grandir. On préfère marcotter (on prend une branche à partir d’un pied de vigne, que l’on plie, enterre et fait ressortir), c’est une technique qui demande de l’attention et du temps. Il faut labourer régulièrement (3-4 façons) pour faire pénétrer l’humidité. Il faut sarder (désherber à la main), même en été.
La vigne est une activité peuplante, elle demande beaucoup de main-d’œuvre. Les enfants, plus petits, sont utilisés pour désherber et éliminer les nuisibles (escargots, insectes). Parfois, lorsque l’hiver est rude, on réchauffe les vignes à l’aide de feux pour créer un micro-climat plus favorable. C’est un travail fastidieux, la vigne dépend des conditions naturelles (aléas agricoles). Les rendements sont très variables d’une année sur l’autre et d’une région à l’autre. Vauban, auteur de La dîme royale à la fin du XVIIe siècle, note que la vigne a un rendement de 25hL/ha.
C. Les goûts des consommateurs
Au début de l’ère Moderne, on est dans le prolongement du Moyen-âge, on aime les vins peu colorés :
- vin blanc : à partir de raisins blancs ou noirs
- vin clairé : peu d’alcool, peu de tarin, un peu acide (ce qui est censé faciliter la digestion)
- vin gris
- vin rubis
- vin noir
Puis des évolutions ont lieu qui font préférer les vins plus colorés, ce qui favorise certaines régions, comme Cahors ou les vins d’Espagne et du Portugal. On aime des vins doux, plus sucrés, et des vins plus alcoolisés : on opère des coupes, des mélanges, notamment avec de l’eau de vie. Les néerlandais facilitent cette utilisation du branderrin (brand wrijn francisé : vin brûle). Au XVIIIe siècle, les élites urbaines, la noblesse s’enthousiasment pour les vins vignifiés différemment (vins de Champagne, de Bourgogne, puis de Bordeaux).
II. Les mutations qualitatives du vignoble français
Les innovations sont imperceptibles, lentes, sans parfois qu’on en ait tout à fait conscience. On utilise les documents fiscaux, les registres de comptabilité (notamment dans les domaines religieux), des témoignages (écrits du for privé, lettres, mémoires, récits de voyages).
A. La mutation des eaux de vie
Les eaux de vie doivent beaucoup aux néerlandais qui sont de très bons négociants, cherchant à maximiser leurs profits, réduire les coûts inutiles, notamment le voyage à vide. Dominant le commerce européen fin XVIe- début XVIIe siècle, ils dominent aussi le vin. C’est de plus un pays urbanisé et à fort niveau de vie, ils importent beaucoup, surtout du vin blanc. Ce qui pousse les petits vignerons à planter massivement. Or la production est variable, le risque de surproduction grand, ce qui abaisse les prix. On distille donc ce vin supplémentaire, on en fait de l’eau de vie, et on n’en consomme que sur prescription médicale. Les paysans se transforment en distillateurs. Les hollandais se servent d’abord de l’eau de vie pour leurs marins. Ils en vendent dans les ports où ils font escale. Puis ils remontent le niveau d’alcool des vins jugés trop faibles (vin de Bergerac et de Jurançon). Cependant on ne sait pas mesurer le degré d’alcool, on se fie à l’odeur et au goût.
Deux vignobles apparaissent en Aunis et en Saintonge (vignoble de Cognac) et en Gascogne (Armagnac). Le cépage (picpoul), le tarin et le réseau hydrographique (Adour et ses affluents, Gers) favorisent l’implantation. Pour le cognac, il y a des raisons de position (proximité des ports bordelais et rochelais). Il existe des liens très anciens avec les Provinces Unies, ce qui a favorisé le cognac. A l’ouest (Aunis), les eaux de vie sont de mauvaise qualité car il y a peu de bois et les paysans ne sont pas riches : le cépage est donc cultivé au ras du sol ; or on fume les sols avec la vase tirée des marais (salés). Autour de Cognac, il y a le choix de la qualité : il y a du bois, donc des vignes hautes ; on n’utilise pas trop d’engrais et on sélectionne les meilleures eaux de vie. Des maisons de négoce d’une grande notoriété sont créées. Ce sont les Anglais, comme Martell dans les années 1720, qui jouent un rôle important au XVIIIe siècle, en s’installant. On voit ensuite des Irlandais, comme les Hennessy et les Turner, qui s’allient avec les riches notables de Cognac, formant ainsi des dynasties de négociants.
B. Le champagne
Il existe une vieille rivalité entre deux régions qui revendiquent la genèse du procédé de champagnisation : la Champagne et le Languedoc avec la blanquette de Linoux. Les consommateurs éclairés, aisés, du XVIe siècle ne connaissent ni le champagne ni les vins de champagne, connus sous le nom de vin de France, comme pour l’île-de-France. Les propriétaires de Champagne imposent au début du XVIIe siècle leur appellation. C’est un vin blanc, peu alcoolisé, tiré des raisins blancs et noirs. Peu à peu, les riches propriétaires de Champagne améliorent la qualité de leur vin. Ils réussissent à en faire la promotion auprès de la Cour, notamment en 1654 lors du Sacre de Louis XIV à Reims. Lors des festivités, les châtelains fournissent leur meilleur vin et approvisionnent ensuite la Cour devant le succès rencontré. Parallèlement, des champenois ou parisiens passionnés assurent la promotion internationale des vins de Champagne, comme Saint-Evremond. Exilé plusieurs années à la Cour de Londres, il y assure la promotion du Champagne à la moitié du XVIIe siècle.
Dès lors, les propriétaires font des progrès qualitatifs importants. Il y a la famille Brulart qui possède la seigneurie du château de Sillery (grande famille des Brulart de Silery) et un monastère bénédictin, l’abbaye d’Hauvilliers, dont le vignoble a été géré entre 1168 et 1715 par le frère don Pérignon. Il a contribué d’une manière décisive aux innovations améliorant le vin de Champagne. Ils pratiquent un tri sélectif des raisins. Le climat n’est pas très favorable au vin en Champagne, le raisin n’atteint pas toujours sa maturité. On trie donc les grains, on choisit les bonnes parcelles (relief de Cuesta) les plus ensoleillées : et on obtient alors un vin blanc de qualité. Le résultat et son équation sont publiés anonymement en 1718 : Manière de cultiver la vigne et de faire le vin en Champagne. D’autres innovations ont lieu parallèlement, parfois sans intention. On s’est rendus compte que les barriques en bois ne conservent pas bien le vin blanc : on le conserve donc dans des flacons de verre bouchés, d’abord avec du bois et de la filasse huilée, puis avec du liège (venu de Catalogne). Par la suite, on s’aperçoit que le vin mousse, il se met à pétiller. Les Anglais en raffolent, la clientèle française aussi : on fait donc du vin pétillant. Louis XVI buvait tous les jours du champagne. Les producteurs ensuite se rendent compte que le vin blanc fait uniquement avec des raisins blanc pétillent mieux, que le vin vieillit mieux lorsqu’il est entreposé dans des grottes de pierre (les nombreuses carrières alentours servent). Au XIXe siècle, même les petits vignerons produisent de cette façon, le vin rouge disparaît en Champagne.
C. Les grands vins bordelais
Dans les grands vins bordelais, deux mutations ont lieus : sur les grands vins rouges et les grands vins blancs liquoreux. C’est un processus long, à l’initiative des milieux parlementaires. Les Pontac jouent un rôle moteur. D’origine marchande à la fin du Moyen-âge, ils achètent au début du XVIIe siècle un bourdieu, petite propriété viticole autour de Bordeaux et Aubrion. Ils concentrent peu à peu les terres, au fil des générations, jusqu’à avoir une seigneurie de 260ha à la moitié du XVIIe siècle, dont une réserve de 73ha. Ils s’efforcent de produire un vin de qualité et ont surtout une stratégie commerciale. A la moitié du XVIIe siècle, Arnaud de Pontac lance son vin sur le marché anglais, alors que l’Angleterre est en pleine Restauration et que Charles II a de bonnes relations avec la France. Le Ho Bryan y rencontre un succès énorme. Dans les années 1660, à la suite de la peste et de l’incendie qui se sont abattus sur l’Angleterre, Pontac envoie son fils à Londres ouvrir une boutique de luxe « Chez Pontac », sorte d’épicerie fine, taverne de qualité, et restaurant. C’est la mode, ça marche. Daniel Defoe, Jonathan Swift et John Locke s’y rendent. Ce-dernier y apprécie tellement le vin que, lors de son séjour en France en 1677, il s’est rendu à la propriété et a demandé à la visiter, en rapportant un tableau détaillé : les Pontac sont très attentifs au choix des parcelles, il y a un tri, le non-emploi du fumier. Le vin de qualité est tiré des plus vieilles vignes.
Peu à peu, les autres propriétaires suivent le modèle. On s’intéresse aussi à la qualité de la barrique. On n’hésite pas à rajouter des vins-médecin : plus alcoolisés, venant d’Espagne, on appelle ça du « travail à l’anglaise ». On pratique l’ouillage pour lutter contre l’oxydation : le vin s’évapore, laissant de l’air dans la couche supérieur, on remplit donc les barriques pour chasser cet air. On pratique aussi le sous-tirage pour éliminer la lie. Le vin de qualité se diffuse, il peut vieillir. Une hiérarchie de vins s’établit, les consommateurs riches payant les vins les meilleurs plus chers :
- Haut-Brion, Latour, Lafitte, Margaux
- Léoville, Termes
- Giscours, Gasq
Le vin blanc liquoreux, c’est le sauternes. Longtemps on l’a cru inventé en 1847 lorsque le château d’Yquem a dû faire des vendanges tardives. En fait, le docteur Martin, un passionné d’œnologie, a découvert des documents faisant remonter le sauternes à 1650-1160 : dans les registres notariés, il y a une masse considérable de plaintes de paysans à l’encontre des châtelains qui les poussent à faire des récoltes tardives. C’est pour que le raison pourrisse suffisamment pour attraper la maladie qui aboutit à une « pourriture noble » qui donne un vin très sucré et très alcoolisé. C’est un grand succès au sein des élites, le château d’Yquem est au somment de la hiérarchie. Thomas Jefferson ambassadeur le visite et, une fois président, fait remplir les caves de la Maison Blanche avec ce vin.