Coste UE3 7eme cours 13/11/08

De Univ-Bordeaux

Les relations entre villes et campagnes en Europe occidentale au XVIIIe siècle

  • J.-P. Poussou (dir.) : Etudes sur les villes en Europe occidentale : milieu du XVIIe siècle à la veille de la Révolution française, 1983-1984
  • P. Butel : L’économie française au XVIIIe siècle, 1993
  • P. Guignet : L’économie française aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, 1994
  • J.-P. Poussou : La terre et les paysans en France et en Grande-Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles, 1999

Introduction

« Paris est composée d’une multitude de provinciaux et d’étrangers sous lesquels disparaît le vrai Parisien, dont la race ancienne est bonne, crédule mais point sotte. Naître à Paris, c’est être deux fois français ; car on y reçoit en naissant une fleur d’urbanité qui n’est point ailleurs. Ce tas de provinciaux, accourus de leurs villages ou petites villes, sont encore plus avides de curiosités que le Parisien même » (L.-S. Mercier : Tableau de Paris, 1781 = l’auteur est l’un des premiers du genre de la science fiction). Les villes sont noyées dans un monde rural très majoritaire, mais elles dominent les campagnes dans le cadre de leurs rapports d’interdépendance. Au XVIIIe siècle, des liens étroits subsistent entre elles, mais ils ont tendance à se distendre.

I. La frontière entre ville et campagne

A. Une minorité de citadins

L’Europe moderne est en grande partie rurale : taux d’urbanisation de 12.5% vers 1700 et inférieur à 15% en 1800. En France, le taux est passé de 17% (4 millions d’hab. sur 22.4M) en 1700 à 20% (6M sur 28M) en 1789. En Angleterre, le taux est passé de 19% à 28%, alors que la population a doublé entre 1700 et 1800, passant de 5M à 10M d’habitants.

L’urbanisation a donc progressé, mais lentement. Les campagnes ne se dépeuplent pas pour autant, il y a même une croissance des densités tout au long du siècle. En France, la densité moyenne est de 34 habitants au km2 en 1700 et de 48 en 1789. La densité reste cependant variable d’une province à l’autre : elle est stable en Provence et en Guyenne mais augmente en Berry et en Touraine. En Angleterre, il y a 42 hab./km2 en 1700 et 68 en 1800, avec une très forte augmentation dans le Surrey et dans le Lancashire. L’Espagne n’en a que 17 en 1700 mais 33 en 1800.

La croissance des villes est cependant très différenciée. En France, les ports sont concernés (Bordeaux est ainsi passé de 45 000 à 110 000 habitants sur la même période, et Nantes de 40 000 à 80 000), ainsi que les villes industrielles (Nîmes est passée de 17 000 habitants à 50 000) et les grandes capitales (Paris de 500 000 à 600 000 et Lyon de 90 000 à 150 000). En Angleterre, des villes connaissent aussi une forte croissance : ainsi de Londres qui passe de 575 000 habitants à 950 000, mais plus encore de Leeds (de 5 000 à 50 000), Birmingham (de 7 000 à 70 000) ou de Manchester (de 8 000 à 80 000). En Espagne, les croissances sont dans l’ensemble moins sensibles. Madrid est passé de 140 000 habitants à 170 000, tandis que la population de Barcelone doublait, passant de 50 000 à 100 000. Il y a aussi des villes stagnantes, parmi lesquelles ont peut citer Angers, Aix-en-Provence, Grenade ou Norwich.

B. les problèmes de seuil

A partir de quel seuil parle-t-on d’une ville ? Le débat est lancé dans les milieux savants dans les années 1670 en France. En 1647, l’administration royale fixe le seuil à 2 000 habitants, en 1667 à 4 200. Dans les années 1760-1770, le démographe Jean-Baptiste Moheau le fixe a 2 000 habitants agglomérés autour d’un chef-lieu. Le critère se révèle toutefois insuffisant. Avant 1789, des agglomérations qui ont moins de 2 000 habitants sont considérées comme des villes : ainsi de Viviers en Ardèche qui compte 1800 habitants ou de Senez en Provence avec moins de 1 000 habitants. Toutes deux sont en fait des évêchés. A l’inverse, de gros bourgs dépassant 5 000 voire 10 000 habitants ne sont pas considérés comme des villes, comme Roubaix ou Tourcoing. La limite reste floue entre 1 500 et 5 000 habitants.

En Angleterre, le seuil est fixé à 5 000 habitants. En dessous il existe de nombreuses petites agglomérations : des market towns (villes-marché). Il est difficile de trancher entre une ville et un village, d’autant qu’on trouve beaucoup de paysans (jardiniers, vignerons) qui vivent en ville. Si le critère démographique ne suffit pas, la distinction s’opère à partir d’autres critères :

  • le critère juridique : les villes disposent de privilèges, de chartes
  • le critère urbanistique : portes et remparts (ils sont les symboles de l’autonomie et de la défense de la ville, et ils sont ainsi souvent démantelés au XVIIIe siècle ; cela vaut pour la France et l’Espagne, mais non pour l’Angleterre, île envahie pour la dernière fois en 1066), monuments, grandes institutions (collèges, couvents)
  • le critère économique : gros secteur tertiaire avec des fonctions de commandement et de domesticité
  • le critère culturel : école, collège et université
  • le critère institutionnel : lieux de pouvoir (parlement)

C. L’arrière-pays

A l’époque moderne, il n’y a pas encore de véritable marché national mais une juxtaposition de marchés régionaux. Il y a des progrès au niveau des transports. En Angleterre, les réseaux de canaux et de routes à péage (turnpike roads) sont très développés. En France, vers 1750 Daniel-Charles Trudaine met en place l’école des ponts et chaussées grâce à laquelle sont construites les nouvelles routes royales. Certaines provinces sont ainsi désenclavées.

La ville joue un rôle très important d’animation régionale. Ce qui compte c’est le marché. En France, il y a 2446 lieux de marché au XVIIIe siècle qui ont une aire d’approvisionnement en moyenne de 200 km2. En Angleterre, on dénombre 810 market town avec une aire d’approvisionnement de 160km2 en moyenne.

II. De la campagne vers la ville

A. Les mouvements migratoires

Le plat pays est le réservoir démographique de la ville. Il y a structurellement un déficit démographique en ville avec plus de décès que de naissances, en particuliers lors des crises (peste, crise alimentaire). La population de la ville n’augmente que grâce à l’apport des flux migratoires. Chaque ville a un bassin démographique : à Bayonne, c’est le Béarn qui joue ce rôle. Ce bassin est proportionnel à la taille de la ville, il est dépendant des obstacles naturels, des voies de communication. Les femmes sont alors moins aventureuses que les hommes, qui vont davantage vers les villes, et de plus loin. La ville de Bordeaux connaît un approvisionnement proche : l’entre-deux-mers, le blayais, le libournais, le Médoc, puis on suit les cours fluviaux.

Il est difficile d’établir des données claires sur ces migrants : les historiens démographes s’intéressent aux actes de mariage (paroisse d’origine) et aux registres de décès des hôpitaux.

On vient en ville pour un court moment (travail saisonnier : les limousins pour le bâtiment et les savoyards pour ramoner), pour toujours, ou pour seulement quelques années : ainsi des jeunes filles qui forment leur dot par la domesticité. Les mendiants, les vagabonds, gens sans-aveu, s’y rendent aussi. Les filles-mères sont envoyées pour accoucher clandestinement avant l’abandon de l’enfant près de l’hôpital (hôpital de la Manufacture à Bordeaux).

B. L’approvisionnement

Le plat pays approvisionne la ville en nourriture. Les citadins s’approvisionnent de plusieurs façons : il y les petits vendeurs et les petits détaillants sans boutique qui crient pour attirer les clients, les boutiquiers, boulangers, charcutiers, fripiers. Il y a le marché une à deux fois par semaine. Pour les moments les plus importants, il y a des grandes foires, en plus des foires annuelles.

Pour s’approvisionner, la ville a besoin d’espace plus ou moins vaste. On utilise les travaux théoriques d’un économiste allemand, Johann Heinrich von Thüren (1781-1851), qui a publié en 1826 : Der isoliente stadt (« La ville isolée ») : il élabore la théorie concentrique des approvisionnements urbains. Il imagine une ville isolée, sans cours d’eau, entourée d’une vaste plaine. La ville s’approvisionne alentour, au fur et à mesure que l’on s’en éloigne, les acquisitions diffèrent :

  • 1ère zone : la ceinture maraichère (produits frais : fruits, légumes, œufs)
  • 2ème zone : le vignoble
  • 3ème zone : zone fourragère (près pour l’alimentation du bétail et des chevaux avec de la paille et de l’avoine)
  • 4ème zone : espace frumentaire (céréales : froment, seigle, méteil)
  • 5ème zone : espace consacré à la production de viande (prairies qui servent de zones de repos pour que le bétail ne soit pas épuisé à son arrivée à la boucherie). Il y a des mouvements de marchandises incessants

C.Les activités industrielles péri-urbaines

Le bois, qui sert à la construction et au chauffage, est transféré sous forme de troncs d’arbre via les fleuves vers les villes. En Angleterre, on utilise du charbon de terre. On se fournit aussi en minerais et en produits textiles semi-finis (proto-industrie). La matière première et le produit semi-fini proviennent souvent de la campagne car c’est là que se trouvent les ressources qui y sont nécessaires (lin, chanvre, eau). En 1762, en France, un édit permet aux habitants des campagnes de fabriquer des étoffes sans être encadrés par des corps de métiers. C’est le fait du courant de libéralisation, celui des économistes physiocrates, qui contourne la législation en vigueur. Turgot supprime aussi les jurandes.

III. Des villes aux campagnes

A. L’investissement

Les citadins ont souvent plus de richesses monétaires. Peu à peu, une partie des terrains environnant les campagnes est achetée par les citadins. Souvent les ruraux ont des problèmes de trésorerie, ce qui les conduit à s’endetter. Alors, soit ils peuvent rembourser, soit ils vendent des lopins de terres : le patrimoine des ruraux est ainsi rogné par les citadins (bourgeois et quelques nobles : comme les Pontac autour de Haut-Brion). En France, le phénomène est accéléré par la Révolution avec la vente des biens nationaux : 10% de la surface du pays change de mains. Les bourgeois des villes, seuls à même d’acheter les lots de terre très importants, en retirent un profit immédiat. Les paysans auraient récupéré dans la décennie qui suit 40% des terres concernées.

La campagne est aussi un lieu de villégiature. On achète une propriété à la campagne (bourdieux, mayles, bastides) et on s’y rend à la belle saison pour suivre les travaux des champs par les paysans. Les londoniens aiment particulièrement se distraire dans les villages alentours le dimanche, par la chasse au canard, les combats de coques ou les spectacles de saltimbanques. On vient aussi y faire des expériences agronomiques : ainsi de Duhamel de Monceau qui va dans sa propriété du Gatinais. Ces expériences peuvent servir de modèle aux paysans voisins. Les citadins qui y viennent peuvent réorienter l’activité agricole vers une plus grande rentabilité : les parlementaires bordelais remplacent les céréales du Médoc par des vignes. En Angleterre, les propriétaires londoniens réorientent les paysans du kent et de l’Essex vers la culture du houblon, en raison de la hausse de la demande de bière. Les citadins modernisent le bâti rural (toits de tuiles à la place des toits de chaume, rénovations diverses)

B. Le nouveau « massacre des innocents »

Les villes sortent quantité de nouveau-nés qui meurent dans les campagnes parce qu’on les confit à des nourrices. L’allaitement maternel est un exercice contraignant et éprouvant, on lui préfère un allaitement « mercenaire » à la campagne. Cela concerne d’abord les dames de la bonne société, une même nourrice s’occupant de l’ensemble des enfants de la famille. Peu à peu se produit une percolation sociale, le modèle s’étend aux femmes travaillant dans l’artisanat. Des femmes recommanderesses font l’intermédiaire, les hôpitaux doivent placer les enfants abandonnés : des contrats sont signés avec certains villages. Les enfants sont entassés sur des charrettes pour être transférés, beaucoup meurent en route, les survivant sont confiés à plusieurs nourrices. Celles-ci s’occupent de plusieurs enfants, d’âges différents, ce qui favorise les maladies intestinales et les décès. Au total, 1/3 des enfants mis en nourrice meurent avant leur première année, contre environ 20% en moyenne. En Aquitaine et en Alsace, la mise en nourrice est rare, mais en Normandie et en Provence, c’est beaucoup plus commun.

C. La faible diffusion des modèles culturels

Il y a certes une imitation par la campagne, mais peu. Le fossé culturel se creuse. Le mouvement, déjà faible, se restreint. Au XVIIIe siècle, celui des Lumières, les salons, clubs, académies savantes, etc. se multiplient, mais l’essor ne gagne pas les campagnes.

Sur le plan comportemental, il y a une hausse du libertinage en ville. Les comportements sont étudiés par les démographes : il y a ainsi une augmentation de l’illégitimité, des contraceptions prénuptiales (à Paris, 20% à la fin du XVIIIe siècle), des « funestes secrets » (méthodes de contraception naturelle : supputées en raison de la baisse considérable du nombre d’enfants par foyer, notamment chez les ducs et pairs qui en ont trois fois moins sous Louis XVI que sous Louis XIV : « toboggan contraceptif »). Le monde rural reste quant à lui étranger à ces phénomènes.

Conclusion

Si au début du XVIIIe siècle, il y a une relative symbiose entre ville et campagne, elle tend à disparaître, un fossé se creuse entre deux mondes qui se tournent le dos. L’individualisme monte en ville, tandis que les pratiques communautaires demeurent dans les campagnes. Mais cela varie selon la taille des villes, et selon les pays.