Cours complet M1 Bouneau jeudi après-midi 2005-2006

De Univ-Bordeaux

Sommaire

Les principes fondateurs de l’histoire de l’innovation

  • L’innovation est un concept polysémique : il y a plusieurs acceptions. L’acception littérale est innovation technologique qui prend cœur dans les technologies dites de pointe : technologie de l’information et de la communication.

I/ Disctinction entre le technique et le technologique

  1. Le technique renvoie à l’étude d’éléments constitutifs d’un système technique : étude de l’évolution du rail, l’histoire des composants électroniques (système technique informatique). Il met en rapport la partie et le tout. L’histoire technique est l’histoire de l’invention (dépôt de brevet), de l’innovation et de la diffusion. Cette analyse est valable pour toute la sphère industrielle mais c’est plus difficile pour les services et les loisirs.
  2. Le technologique intègre l’environnement économique, social et culturel du système technique. Ainsi, la technologie est le rapport au monde d’un système technique : on parle des technologies de l’information et de la communication. Les technologies structurent l’ensemble des sociétés contemporaines. Dans l’étude technologique d’un phare, il y a l’étude du système d’acteurs, des conséquences socioculturelles (transmission de l’information), des conséquences économiques et politiques. Passer de la technique à la technologie c’est passer d’une histoire instantanée à une histoire globale.

II/ Distinction entre système, réseau et innovation

  1. Le système est une mise en cohérence d’éléments techniques séparés. Souvent, il est construit selon une filière cohérente d’amont en aval. Exemple : le système électrique de la production à la diffusion.
  2. Le réseau est la transcription spatiale d’un système technique : elle peut être matérielle ou immatérielle. Le chemin de fer est un réseau matériel : maillage de l’ensemble des lignes du chemin de fer. La quasi-totalité du réseau téléphonique est immatérielle. Le réseau implique une vision spécifique du pouvoir. Il s’oppose à une structure pyramidale (hiérarchique autoritaire faisant tout aboutir au sommet de la pyramide). Le réseau est un mode de coordination et de régularisation. Il est perçu comme un mode plus démocratique que le système pyramidale. Le réseau peut-être omniprésent : internet. Internet introduit une fracture technique entre les connectés et les non connectés. Il en est de même pour le système ferroviaire.
  3. L’innovation est un processus qui comprend une durée avec des cycles. Le mot innovation vient du latin innovatio attesté en France à la fin du XIIIe siècle. Ce terme ne se répand dans la langue française qu’au XVIe siècle. Jusqu’en 1970, innovatio est employé comme un synonyme d’invention. Il est employé au pluriel pour désigner une galerie d’inventions. L’acception contemporaine s’est imposée à partir de 1970 de l’américain innovation grâce au développement en 1940 aux Etats-Unis d’une économie de l’innovation dans la filiation des travaux de Joseph Schumpeter . L’innovation est-elle un facteur résiduel de la croissance ou est-elle au cœur du processus de croissance ? L’économie de l’innovation bat son plein dans le développement des Etats-Unis de 1940 à nos jours. Les Etats-Unis sont le champ d’action des innovations. Il y a plusieurs types d’innovations :
    1. Selon Schumpeter, l’innovation s’enracine dans la sphère technologique en distinguant innovation de procédés et innovation de produits. Le concept de grappe de l’innovation peut correspondre au cycle de vie des produits. L’innovation de matières premières et d’énergie rentre dans cette catégorie.
    2. Le processus d’innovation a une dimension organisationnelle microéconomique des transformations de la gestion des formes de l’entreprise. L’entreprise moderne n’est pas forcément en avance aux Etats-Unis par rapport à l’Europe. Il faut distinguer le patronat propriétaire du patronat gestionnaire. Dans l’entreprise classique, avec le rôle de l’entrepreneur self made man, il y a une confusion entre la gestion et les finances. Avec l’entreprise moderne, il y a l’émergence des cadres managers, de dirigeants gestionnaires qui apparaissent vers 1840-1860. Mais le besoin financier est tel qu’il est nécessaire de faire appel aux marchés extérieurs. Il y a 3 sources de financement :
      1. Emettre des actions : le capital social. Vous percevez des dividendes si il y a des bénéfices par l’entreprise. Seuls les actionnaires détiennent le pouvoir de l’entreprise : c'est le gouvernement d’entreprise. Ils s’expriment lors de l’assemblée générale des actionnaires. Plus on a d’actions, plus on a de droit de vote. Il y a des actionnaires majoritaires et minoritaires. Les actionnaires désignent un conseil d’administration qui peut être démis par un conseil général. L’Etat rentre dans cette catégorie bien qu’il puisse aussi participer sous forme de subvention.
      2. Les emprunts : émission par les entreprises d’obligations. Le problème c’est qu’on prend des risques sur le court de l’obligation et vous n’avez pas de pouvoir dans l’entreprise. Le capital obligataire a été créé par les frères Pereire.
      3. L’autofinancement n’est pas une innovation. Il consiste à réinvestir une partie de ses profits dans la gestion de son économie. Une entreprise qui fait des bénéfices maintient le capital d’achat de ses salariés : pour accroître le rendement, pour qu’ils soient vecteur du produit, qu’ils puissent acheter le produit.
    3. L’innovation commerciale liée à l’innovation organisationnelle. Elle replace le produit dans un système global : au cœur le consommateur ; qui peut être consommateur, client ou usager. C’est une innovation de la distribution classique de l’Ancien Régime : colporteur, marché, foire, entrepôt… Le nouveau système de distribution comporte le grand magasin, la vente par correspondance, les coopératives, les magasins à succursales, les magasins à prix uniques, les grandes surfaces, les discounts, Internet… On passe de la réclame à la publicité, au marketing. Le marketing est un système commercial global qui donne naissance à de nouvelles professions : conseillers et gestionnaires en marketing.
    4. L’innovation socioculturelle qui est profondément liée aux 4 autres innovations. Elle peut être identifiée par l’effet de mode : mode vestimentaire, domaine sportif, culturel (américanisation culturelle)…
  • Les révolutions industrielles mettent en œuvre un processus d’innovation qui dépasse le secteur industriel (notamment les services). L’innovation est un processus quantitatif mais encore plus processus de développement où les modèles culturels jouent un rôle considérable.


Les débats sur le concept de révolution industrielle

I/ Introduction

La révolution industrielle est un chantier historiographique permanent qui dépasse le champ économique et de l’innovation. Il y a un lien direct avec la philosophie de l’histoire :

A/ Le concept évolutionniste

L’humanité marchait de façon continue vers le progrès. Ce progrès serait le stade le plus élevé de la société de consommation : consommation de masse, société d’abondance ou affluent society. Certains essayistes ont parlé du concept de fin de l’histoire ; pour Fukuyama il y a une mondialisation avec triomphe de la démocratie, de l’occidentalisation…

B/ Le concept cyclique avec des variantes

  1. Cycles de civilisations dominantes : imperium exercé par un espace monde (le pouvoir est entre les mains d’un Etat-monde)
  2. Cycles d’affrontement des civilisations : exemple, la guerre froide, la rivalité navale entre la Grande-Bretagne et la France, l’affrontement entre les Etats-Unis et « l’Axe du Mal » (Islamisme) de nos jours. Selon la théorie des chocs des civilisations de Huntington, il y a concordance d’affrontements religieux, identitaires et des technologies.
  3. Cycles économiques : il y a 3 grands modes :
    1. L’évolution des prix : cycles Kondratiev, cycles Juglar, cycles Kitchin…
    2. Les révolutions industrielles : passage d’un ordre économique cohérent par une phase d’instabilité, à un autre ordre économique différent. Il s’applique à l’ensemble de l’économie.
    3. Les cycles d’innovation correspondant aux grappes d’innovation. C’est l’enchaînement des systèmes techniques correspondant à une temporalité et avec des cycles : invention, innovation et diffusion. Selon Vernon, il peut correspondre au cycle de vie des produits.

C/ La révolution industrielle est un concept galvaudé et paradoxal

1) Comment la 1ère révolution industrielle peut-elle durer plus d’un siècle ?

Elle naît en Grande Bretagne entre 1680 et 1780. Elle est précédée par la révolution agricole, elle-même déclanchée par les enclosures (individualisation et appropriation des pratiques culturales). Elle se termine en 1870-1880.

  • La rupture l’emporte-elle chaque fois sur les éléments de continuité ?
  • Cette révolution industrielle est-elle unique et spécifiquement britannique ?
  • Quels sont les modèles, les paradigmes alternatifs ?

Ce sont les modèles de développement : l’industrialisation. On insiste sur la durée, sur les phénomènes de cohérence.

2) Actualité profonde de ce concept ?

On est immergé dans ce concept avec les (N)TIC(E) : les nouvelles technologies de l’information, de la communication et de l’éducation. On a compris que la révolution industrielle fait appel autant aux aspects matériels qu’immatériels. C’est un concept adaptable.


II/ La révolution industrielle : un concept daté ?

A/ La chaîne des classiques

  • Le premier ouvrage qui fait référence à la révolution industrielle est :

-Mantaux (Paul), La révolution industrielle au XVIIIe siècle : essai sur les commencements de la grande industrialisation moderne en Angleterre, Paris, 1906.

  • Le premier ouvrage de référence en anglais est :

-Clapham (J.M.), An economic history of modern Britain the early railway age : 1820-1850, Cambridge, 1926.

  • Les deux premiers ouvrages en français sont :

-Fohlen (Claude), Histoire de la révolution industrielle.
-Rioux (J-P.), Histoire de la révolution industrielle.

  • Le premier essai d’un Américain est :

-Landes (David), L’Europe technicienne ou le Prométhée libéré : révolution technique et libre essor industriel en Europe occidentale de 1750 à nos jours, Gallimard, 1975.
Il insiste sur la place centrale de l’industrie et la naissance de l’économie de marché.

Il y a aussi : - Verley (Patrick), L’Echelle du monde : essai sur l’industrialisation de l’Occident, Gallimard, 1997.
C’est un plaidoyer contre l’industrialisation. Il insiste sur les dynamiques trans-atlantiques et le rôle joué par le monde colonial.
- Caron (François), Les deux révolutions industrielles du XXe siècle, Albin Michel, 1997.
Il a 3 buts :

  1. valider l’idée qu’il existe plusieurs révolutions industrielles,
  2. appliquer les théories d’innovation notamment la dynamique des systèmes techniques,
  3. montrer que les révolutions industrielles sont des processus socioculturels, économiques et de massification où la production de masse va de paire avec la consommation de masse.

B/ Puzzle cohérent ou tonneaux des danaïdes : l’imbrication des facteurs

1) Approche globale

La révolution industrielle peut être mise en œuvre par une approche globale. Elle est au cœur des théories du développement. En ce qui concerne les théories du développement, il faut qu’il y ait une phase préalable, un modèle évolutif avec des facteurs :

a) Le modèle marxiste

Il insiste sur toutes les conditions (accumulation préalable des facteurs de production : capital, travail et savoir) pour que se déclanche la révolution industrielle. Il n’y a pas d’oppositions majeures entre conception marxiste et libérale. Cette accumulation est liée à la concentration du capital (l’accumulation financière est possible grâce aux banques) et de la main d’œuvre (concentration importante dans des bassins urbains). La formation du capital fixe est un indicateur pour le capital. L’approche globale insiste sur la stimulation de la croissance de la demande intérieure et extérieure. C’est l’économie de marché qui joue. On abolie les barrières douanières, les octroies de l’Ancien Régime.

b) Le modèle de développement des Etats-Unis

Il a un coefficient d’ouverture faible : c’est un système introverti au XIXe siècle. C’est la théorie du protectionnisme provocateur de List. En créant un marché unifié, il y a constitution d’un marché dynamique : le Zollverein. Les Etats-Unis en 1870 constituent un immense marché intérieur : c’est la fin de l’expansion vers l’Ouest. La révolution industrielle est vue comme une révolution organisationnelle. C’est l’esprit du capitalisme : passage d’une organisation d’Ancien Régime (spatialement limitée) à une économie capitaliste (en France depuis la loi Le Chapelier de 1791). L’invention de l’entreprise génère la révolution industrielle. Au départ c’est l’entreprise familiale avec de nouveaux droits avant même la création de l’entreprise chandlérienne.

2) Approche sectorielle

a) La révolution agricole débute avec les enclosures en Grande-Bretagne

Il y a 3 débats :

  1. De quand date t-elle ?
    Voir le cours précédent
  2. Est-elle antérieure ou concomitante à la révolution industrielle ?
    Voir les théories de Paul Bairoch. La France est un cas d’étude intéressant car on a du mal à identifier une révolution agricole en France.
  3. Est-elle indispensable ?
    Avec la révolution agricole, il y a un débat identique à celui de la révolution industrielle : rupture ou ensemble de mutations ? Voir la théorie des déversements des secteurs d’Alfred Sauvy.
b) La révolution des transports
  1. Elle est née du rôle joué par la construction des systèmes techniques et des réseaux. Elle est à la fois plus large et antérieure à la révolution ferroviaire. Dans le 1er tiers du XIXe siècle, il y a l’invention de la diligence, la construction de canaux, le progrès de la marine à voile… De 1770 à 1840, pour relier Paris à Bordeaux, on met deux fois moins de temps. Il y a une amélioration de la rapidité de l’information entre l’Ancien Régime et nos jours grâce notamment au télégraphe électrique.
  2. La révolution des transports joue un rôle considérable.

La 1ère démarche est de calculer ce que la révolution des transports à représenter dans la croissance. On insiste sur les effets industrialisants de la révolution des transports : développement de l’utilisation du rail, de l’acier, de la métallurgie, des travaux publiques… Elle a pour effet une spécialisation régionale : elle crée un marché unifié (réduction de la disparité des prix). Le chemin de fer fait jouer les avantages comparatifs : ex : Languedoc avec le vin. Selon Verlay, la révolution des transports contribue à l’internationalisation. : théorie de la division du travail.

c) La révolution industrielle serait une révolution du tertiaire (services)

Les services sont au cœur de la révolution industrielle y compris dans la manufacture. Voir la théorie de Chandler : la main visible des managers. L’imbrication des services et des activités est officialisée dans la deuxième révolution industrielle. On peut se demander si il existe réellement un secteur secondaire.

3) Approche institutionnelle

C’est l’avènement du libéralisme qui supprime les freins à la liberté des échanges et favorise la libéralisation des marchés. Les statuts des SARL (sociétés anonymes) sont adoptés partout dans le monde vers 1850-1860. Il y a 3 acceptions du libéralisme :

  • Le libéralisme douanier : libre-échangisme
  • Le libéralisme économique
  • Le libéralisme politique : Tocqueville au XIXe siècle.

Le libéralisme détruit l’Ancien Régime : l’implication de l’Etat.

En conclusion on peut s’interroger sur :

  • Quand est-il du progrès technique ?
  • Le progrès technique est-il endogène (par l’entreprise) ou exogène (par l’Etat)?
  • Le progrès technique est-il compris dans le facteur travail ou capital ?

C/ La portée sémantique de la révolution industrielle : de la destruction de l’Ancien Régime à l’avènement d’un nouvel ordre économique et social

En insistant sur la révolution, les historiens jouent sur la représentation, l’image. Ils se focalisent sur les origines, les facteurs explicatifs. Ils ne remettent pas en cause le concept.
Paul Bairoch dans Révolution industrielle et sous développement (1963) puis dans Victoires et déboires : histoire économique du monde du XVIe siècle à nos jours (1997), développe sa théorie. La croissance économique résulte d’une production accrue.

  • Comment peut-on passer d’un système immobile à un système en mouvement sans qu’il y ait modification de l’environnement socio-économique ?

Dans The stages of economic grows de Rostov (1960), le thème central est les progrès de l’Europe à l’époque moderne. La révolution industrielle serait l’aboutissement d’un processus de croissance économique, de développement de l’industrie (proto-industrialisation), de modernisation de la société.

François Crouzet dans De la supériorité de l’Angleterre sur la France : l’économique et l’imaginaire (XVIIe - XXe siècle) (1985), démontre que la Grande-Bretagne (ainsi que les Provinces Unis) était au début du XVIIIe siècle un pays pré industrialisé avec le système du domestic system (verlags system en Allemagne).

Mendel a inventé le principe de la proto-industrialisation. Les contemporains insistent sur le fait qu’il ne faut pas sous estimer les mutations de la période 1750-1780. Pour eux, c’est un saut quantitatif considérable : vitesse, révolution de la masse… Il faut insister sur la spécificité des trajectoires : la question des voies nationales d’industrialisation. Il y a 2 théories :

  • Industrialisation autocentrée avec un facteur spécifique.
  • Industrialisation décalée avec un processus de transferts échelonnés et d’appropriations des technologies à partir de la Grande-Bretagne puis des Etats-Unis. Voir Alexander Gerschenkron : Economic backwardness in historical perspective (1962).


III/ La révolution industrielle : un concept au pluriel ?

La révolution ne peut pas exister au singulier.

A/ Le caractère unique de la première révolution industrielle ?

  • Peut-on comparer cette révolution avec les deux qui ont suivi ?

Au niveau de l’approche économique classique, on constate une rupture au même moment, dans le rythme de croissance du revenu par tête, dans la production du travail et dans la formation du capital. Cette analyse classique n’a pas été radicalement déniée par les travailleurs les plus récents mais a été nuancée surtout sur le rythme de croissance de la formation du capital. En Grande-Bretagne, il y aurait une croissance brutale du taux d’investissement entre 1760 et 1800. Dans le long terme, on remarque que la hausse du taux d’investissement a été progressive. On remarque qu’il faut attendre les années 1840 pour que les 10% soient atteints. Vers 1840, on est au cœur du débat entre histoire moderne et histoire contemporaine. La hausse de la formation du capital accompagne la révolution industrielle plus qu’elle n’en fut la cause. C’est la thèse de l’accumulation des profits.

B/ Les spécificités de la seconde révolution industrielle (1870-1973) ?

  • C’est une combinaison de nouvelles grappes d’industries, à partir des années 1870, avec une concentration chronologique bien supérieure à la 1ère révolution industrielle. Ces grappes concernent l’électricité et la chimie. Ici, c’est de la chimie de synthèse qui surpasse la chimie minérale. Dans la chimie de synthèse, on voit le passage de l’invention à l’innovation. Le taux d’investissement est très élevé. C’est une industrie très capitalistique. L’Allemagne et les Etats-Unis sont les deux pays moteurs de la 2ème révolution industrielle entre 1900 et 1950. Cette révolution a deux vagues :
  1. 1870-1880 : électricité et chimie
  2. 1950-1960 : automobile et hydrocarbure

Les réseaux électriques et téléphoniques s’imposent. Ils vont plus loin que le réseau ferroviaire : inter relation, maillage et services. On a aussi un glissement progressif de réseaux purement matériels inscrits dans l’espace à un réseau partiellement immatériel. L’électricité est une gestion de flux invisibles. Il faut noter aussi, l’apparition de nouvelles structures d’entreprises liées à une nécessité de gestion du réseau. On va plus loin que la conception de l’entreprise moderne de Chandler : entreprise multidivisionnelle avec révolution managériale. La révolution managériale est approfondie par les réseaux électriques. Les entreprises ont un pouvoir lié à la concentration : thèse de Thomas Hugues sur les réseaux de pouvoir d’énergie. Cette 2ème révolution industrielle est paradoxale : c’est l’épanouissement d’une civilisation industrielle. La puissance d’une nation dépend de la puissance de ses réseaux électriques, de ses entreprises, du charbon et de l’acier. La 2ème révolution industrielle consomme de plus en plus de services. Elle pose d’emblée la validité de la division en trois secteurs.

C/ Les ambiguïtés de la 3ème révolution industrielle ?

  • Les ambiguïtés de cette révolution relèvent de sa nature et de sa périodisation. Avant Mensh, l’étude du rôle central des réseaux de communication est assez précoce. Dans les années 1960, c’est la critique de la société d’hyperconsommation. Dans War and peace in the global village (1969), Marshall Mac Luhan montre que le développement, l’occidentalisation est au fond la constitution d’un village global uniformisé avec une hyper communication : vision technophile. Mais, il y a aussi le courant technophobe qui dénonce les phénomènes d’exclusion. Le réseau de la 3ème révolution industrielle est Internet. Les réseaux de communication sont des commutateurs d’informations spatio-temporelles.

Cette nouvelle conception se construit autour des notions de connexité et de vitesse. Le stade suprême de la connexité et de la vitesse est l’ubiquité. Historiquement, on reste dans la philosophie néo saint-simonienne avec Pierre Rosanvallon.


IV/ La révolution industrielle : un concept à dépasser par les dynamiques d’innovation

La révolution industrielle est imprécise pour étudier les mécanismes du développement.

A/ L’identification du progrès technique : un débat toujours renouvelé

  • Chez les économistes, le progrès technique est considéré comme une force mystérieuse et immatérielle. Il y a une exception : Marx. Dans son article Technical change and the aggregate production function (1957), Solow s’intéresse à la croissance américaine de 1909 à 1949. Sur cette période, la croissance de la productivité du travail est de 1.5% par an. Il se demande à quoi est du cette augmentation. Il montre que 90% de cette augmentation serait due aux changements techniques et 10% seulement à l’augmentation de l’usage du capital. Le progrès technique ne se diffuse pas seulement par son incorporation au capital. Il se diffuse aussi par le biais de la formation des hommes (c’est le capital intellectuel) et par les évolutions des systèmes d’organisation et de rationalisation du travail (nouvelles formes du management, OST). Cette procédure a joué dès la 1ère révolution industrielle.

Dans le chantier d’étude des sources de l’innovation, les économistes et les historiens se retrouvent. Ils s’intéressent à l’histoire de la formation : histoire de l’accumulation des savoir-faire et des savoirs.

B/ La dynamique du système technique : jeu des acteurs, technologies et construction sociale

La technologie est le système technique dans leur environnement global. La technologie est construite par le social et elle construit le social. En analysant le jeu des acteurs, on a une combinaison de 4 acteurs :

1) Le milieu des détenteurs du savoir et des savoirs faire

C’est un monde structuré par les savoir. Ces savoirs jouent un rôle d’impulsion dès le XVIIe siècle. Il est composé de catégories :

  1. Les savants
    Il identifie la recherche fondamentale : le monde du laboratoire. Le savoir est constitué par des institutions : les cabinets scientifiques (définis par Diderot et d’Alembert dans l’Encyclopédie) financés par des nobles, par des cours (duché de Toscane). Le savoir va jusqu’aux laboratoires universitaires rattachés en France à des grandes écoles, en Grande-Bretagne à des instituts scientifiques. En Allemagne, il y a une pleine intégration dans le monde universitaire. Le laboratoire industriel apparaît assez tardivement. Il n’est établi qu’avec la Seconde Révolution industrielle. Ex : Chimie : industrie de synthèse, électricité : industrie de réseau. Ex : le laboratoire d’Edison (Menlo Park), Groupe Bayer (Allemagne), firme chimique Dupont de Nemours.
  2. Les ingénieurs
    Ils renvoient à la Renaissance : ce sont ceux qui maîtrisent les arts. Il est sur plusieurs registres : recherche appliquée et organisation et gestion de l’entreprise. Mais tous les ingénieurs n’ont pas ces deux compétences car ils sont hiérarchisés (dans le monde occidental depuis le milieu du XVIIIe siècle). En France, il y a les Ponts et Chaussés.
    1. Les ingénieurs en haut de l’échelle : les ingénieurs organisateurs. Comme écoles d’ingénieries, il y a les Mines, Polytechnique et Centrale. Ils gèrent les grandes entreprises : chemin de fer, mines…
    2. Les ingénieurs intermédiaires : les ingénieurs de production. Ils ont en charge la fonction de la recherche appliquée. Ils passent du laboratoire à l’atelier. Comme école, il y a celle des Arts et Métiers.
  3. Les producteurs qui n’ont pas forcément de diplômes reconnu mais qui ont un savoir faire et qui peuvent jouer un rôle : artisanat de luxe (horlogerie, mode, bijouterie), les techniciens des mines et ceux des manufactures.

2) Le monde de l’entrepreneur

Il y a une évolution de la pensée Schumpétérienne sur l’entrepreneur :

  • 1909 : Théorie du développement où il détermine le rôle de l’entrepreneur individuel innovateur comme les self made man américain ou le patron de start up de nos jours. Il exalte la PME innovante.
  • 1942 : Capitalisme, société et démocratie où il change radicalement. Ce n’est plus l’entreprise individuelle qui est au centre, c’est la grande entreprise intégrant les fonctions de recherche : les multinationales. Il est influencé par les Etats-Unis.

3) L’Etat

Il joue, y compris aux Etats-Unis, un rôle majeur dans les politiques de recherches publiques. C’est lui qui les élabore. Cette élaboration est liée à une idée de puissance nationale, de l’Etat. C’est une étape essentielle avec la guerre et la paix. Il faut noter le rôle important des complexes militaro-industriels notamment durant la guerre de Sécession pour les Etats-Unis. Ces complexes réunissent les 3 piliers : recherche, entreprise, Etat. Ex : Pentagone (Etats-Unis), Navy (Grande-Bretagne). C’est la Première Guerre mondiale qui crée les premiers complexes militaro-industriels réfléchis par le ministère de l’armement : Speer en Allemagne, Loucheur en France.

4) Les ménages et la consommation

La Révolution industrielle est l’aboutissement d’une modification progressive des comportements de consommation. Il y a une instauration progressive d’une culture de consommation qui passe de la survie au superflu. C’est l’application de la loi de Engel. Ces ménages ont un dénominateur commun : les valeurs de confort et de bien être. Idéologiquement, c’est très marqué : par rapport à l’Ancien Régime, il y a le triomphe de l’individu, de la famille étroite sur la famille élargie. C’est la marche à la moyennisation : la construction d’une immense classe moyenne. Le problème qui se pose est de savoir si le consommateur a réellement une marge d’autonomie. Plusieurs expériences montrent que la consommation peut s’orienter vers des directions imprévisibles. Il existe des associations de consommateurs.

  • La technologie construit le social autant qu’elle en est le produit.

C/ De la révolution industrielle à la problématique de la transition : l’instabilité des systèmes

De même qu’il n’existe pas de libéralisme pur et parfais, il n’existe pas de système technique définitivement installé, stabilisé. Ces systèmes techniques sont en situation d’instabilité permanente. Cette instabilité est à la fois intérieure (logique même d’exploitation d’un système) et à la fois extérieure (agression reçue par le système). Le stade suprême de ce déséquilibre est le risque majeur : tremblement de terre, accident nucléaire, le black out électrique. A un stade inférieur, il y a une inadaptation des techniques à leurs usages avec disfonctionnement plus ou moins grave. Pour l’histoire des transitions, on peut se demander à partir de quand et pourquoi un système l’emporte-il sur un autre ? C’est la question de l’inversibilité des choix technologiques. La réponse rationnelle est de dire que le meilleur système l’emporte sur les autres. Selon le phénomène dit de sentier de dépendance de Paul David, certains systèmes ergonomiques ne l’emporte pas car d’autres systèmes étaient préalablement utilisés et imposés par l’administration. Il n’existe aucune rationalité absolue. L’histoire des impasses et des échecs a été délaissée :

  • L’histoire de la voiture électrique : elle existe depuis le début du XXe siècle mais sa recherche a été freinée par le politique.
  • Le labourage électrique est un échec car il y a un problème de distances, de superficies.

Avec les Révolutions industrielles, on n’a pas uniquement un enchaînement de systèmes techniques, on a une modification des sociétés elles-mêmes, de leurs structures, de leurs valeurs et de leurs comportements. Dans cette modification, les réseaux techniques ou immatériels ont joué un rôle majeur.

La Révolution industrielle reste une figure historique pédagogique : c’est un artefact des historiens. Cet artefact a des mérites : il insiste sur la dimension industrielle des modèles de développement contemporain. Il permet de présenter une synthèse des catégories de l’innovation. La Révolution ne peut se conjuguer qu’au pluriel avec des cycles. Il faut toujours dépasser la perspective de Rostov pour s’attacher à des trajectoires extra-européennes : Etats-Unis, Asie, extrême-Orient.


Histoire des réseaux et histoire économique

Objectif : montrer que le concept de réseau est un concept transversal. Il structure l’ensemble de l’histoire économique. Cette histoire économique est récupérée par d’autres champs : politique… Il y a une omniprésence, une ubiquité du concept dans les sociétés contemporaines. Est-ce un effet de mode ? ou un obscur objet de plaisir scientifique ?
On a des décalages de sens, de terme selon les langues : réseau en anglais est network ; en allemand, netz ; et en espagnol, red. En France, l’étymologie du mot est liée à l’art textile : retis en latin (filet). On en dérive réticulaire. C’est un terme qui n’a aucune considération économique avant le XVIIe-XVIIIe siècle.

I/ Une généalogie constitutive de l’histoire économique contemporaine

A/ A la recherche de la gestion du territoire et des techniques urbaines

Cela correspond à 2 champs : comment gérer un espace donné et comment mettre en œuvre des techniques urbaines.

  • Le réseau territorial : Il s’inscrit dans l’espace régional, national ; c’est par exemple le réseau routier, électrique…
  • Le réseau urbain : Il se différencie des réseaux territoriaux par son échelle, sa gestion et son utilité sociale.

Mais ils ont des points communs : ils mettent en œuvre des catégories d’innovation.

On trouve ces 2 applications depuis l’Antiquité :

  • Dans la Rome Antique, les réseaux routiers, et les réseaux d’eau (aqueducs)
  • Les services postaux organisés à partir de relais de poste, dont la vitesse prend un tournant à partir du XVIIIe siècle
  • Le télégraphe optique Chappe introduit en 1794

On voit que jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les réseaux existent mais ne sont pas pensés comme tels. On parle souvent de « ligne », comme dans le cas des égouts.

Les réseaux mobilisent 4 concepts :

  • Ils établissent de la régulation
  • Ils établissent une hiérarchie
  • Ils se caractérisent par un maillage
  • Ils introduisent une homogénéité territoriale

B/ L’âge d’or des St Simoniens

Le Saint-simonisme est la philosophie utopiste du premier tiers du XVIIe siècle. La pensée St Simonienne est portée par M. Chevalier, économiste, et par les frères Pereire à la fin du XIXe siècle. Ce courant touche beaucoup d’ingénieurs, notamment des ponts et chaussés.
C’est une pensée fondée sur l’utopie du lien universel, une économie de la circulation dont le réseau est une machine. Ils utilisent la métaphore organiciste du corps humain.
Le réseau est un concept opératoire et une utopie sociale. On œuvre pour le bien de l’humanité. Son modèle par excellence est l’aménagement ferroviaire. Le réseau ferroviaire naît dans une logique industrielle locale, pour le transport des pondéreux. Dans les années 1840, les ingénieurs St Simoniens y pensent comme un système de communication national. La loi française de 1842, dite loi Legrand, marque leur succès, avec la naissance du réseau en étoile.
Les St Simoniens pensent toute la société de façon réticulaire :

  • La communication
  • La circulation du savoir
  • Les finances

C’est dans ces mêmes années 1840-60, lors de cette naissance du concept de réseau territorial, que naît l’idée de réseau urbain, porté par le modèle Haussmannien. On applique à la ville des préceptes St Simoniens, la libre circulation est vue comme un bienfait dynamisant : Eclairage, larges artères, assainissement…

Le St Simonisme renaît dans les années 1970-80 avec le concept de « Superconnectivity ».

En 1837, le système de la Méditerranée de Michel Chevalier pense l’Europe autour d’un système de transport multimodale autour de la Méditerranée (train + bâteau).

C/ L’âge des abonnés, une nouvelle logique sociale

La deuxième Révolution industrielle introduit une nouvelle acception de « réseau ». Les réseaux électriques et téléphoniques portent les notions d’interrelation, de maillage et de service. Les structures entrepreneuriales se modifient :

  • Le chemin de fer avait introduit la révolution Chandlerienne avec les entreprises multidivisionnelles et managériales ; les entreprises téléphoniques et électriques la confirment. Les cadres dirigeants sont des ingénieurs bénéficiant d’une formation d’ingénieur, les managers sont une caste orientant la gouvernance d’entreprise ainsi que la gestion et le développement du territoire.
  • L’industrie électrique va plus loin grâce à la notion de service public. On ne peut pas emmagasiner l’énergie. La production devant égaler la consommation, un dialogue entre producteurs et consommateurs est nécessaire. Il faut fidéliser, séduire et contrôler ; les usagers deviennent des abonnés.

Les entreprises gagnent un pouvoir énorme, au-delà de leur sphère de compétence. Elles deviennent des Etats dans l’Etat. C’est le cas des entreprises électrotechniques qui fournissent le matériel, comme General Electric et Westinghouse aux USA ; Siemens et AEG en Allemagne. Dans la France de l’entre-deux-guerres, l’Union d’électricité est dirigée par Ernest Mercier, homme connecté à des groupes politiques comme « Le redressement français », qui veut donner le pouvoir à des technocrates. C’est lui qui crée le premier dispatching à Paris.

Chaque entreprise de réseau se décompose en 3 couches :

  • Réseau support : les infrastructures
  • Réseau de commande : Les services intermédiaires de contrôle
  • Réseau service : Les services finaux d’utilisation

II/ La diversification des approches contemporaines et la convergence avec l’Histoire des LTS (Large Technical Systems)

A/ L’influence des réseaux de communication et d’information

C’est dans les années 1960, dans un contexte de croissance et de guerre froide que naissent les premières réflexions. Marshall Mac Luhan, en 1969, publie War and Peace in the Global Village. C’est une vision positive des réseaux, où un monde nouveau s’organise autour d’une seule nation.
L’apogée de la pensée des réseaux est dans les années 1990. Les sociologues s’en emparent et l’applique à l’ensemble de la société. Manuel Castelles publie La société en réseaux : l’ère de l’information, Vol. 1, 1996.
Le réseau est perçu comme une banque de données d’informations : commutateurs d’informations. La vitesse et la connexité atteignent leur stade suprême avec l’ubiquité et l’instantanéité. Le réseau est immatériel.
On assiste à un affrontement scientifique et idéologique entre ce qui y voient un nouveau stade de la démocratie, et ce qui se préoccupent de l’exclusion de ces réseaux.

B/ Un dispositif décentralisé de coordination

La théorie des coûts de transaction de Williamson voit le réseau comme un dispositif de coordination entre marché et hiérarchie des acteurs. La sociologie de l’innovation reprend ce concept : J. Callon s’intéresse à l’étude des relations horizontales non hiérarchisées.
Les différents champs scientifiques s’emparent de la notion de réseau, comme la science politique qui en fait une modalité privilégiée de gouvernance.

C/ Un dialogue permanent avec la construction des systèmes techniques

La vision évolutionniste de l’Histoire des réseaux est celle d’une Histoire de l’enchaînement des systèmes techniques. C’est le modèle de l’accroissement permanent de la taille des réseaux du local vers le régional, national, et international voire intercontinental. Grâce aux réseaux, les systèmes techniques ignorent les frontières par le jeu de leur interconnexion. Les réseaux solidarisent un territoire. Il faut cependant se garder de croire que tous les réseaux connaissent un accroissement continu. Les réseaux techniques urbains, par exemple, croissent peu en taille.

Avec les réseaux, on est au cœur du champ de la complexité en science humaine et sociale. Les réseaux croisent des préoccupations qualitatives et quantitatives. Dès la fin du XVIIIe siècle, ils se caractérisent par un pouvoir multiforme : ce sont les Networks of Power de Hughes. Les réseaux déploient un pouvoir multiforme exercé par des responsables (managers, ingénieurs…).