Fernandez UE1 13eme cours 12/12/08

De Univ-Bordeaux

La construction de la connaissance historique

I. La société et le temps

L’idée de société et celle d’histoire sont inextricablement liées dans une relation complexe et multiple. L’histoire-objet est comme intégrée à la société, c’est quelque chose qui arrive, qui caractérise les sociétés. Pour parler de ce qu’est l’histoire, il faut parler de la société. Pour parler de ce qu’est l’histoire, il faut parler de la société. Trois connotations préalables servent à la dimension historique du social :

  • La nature et la société ne sont pas des réalités juxtaposées, mais constituent un continuum sans rupture
  • De l’existence de mouvements découle le constat qu’il est possible d’expliquer le monde de la nature et le monde privé. C’est la prémisse pour penser tout changement
  • L’idée de société acquiert un profil plus précis lorsque l’on parle de système social : la société (abstraite) et les sociétés historiques (concrètes) fonctionnent comme un système, c-à-d comme une sorte de tout où la modification d’un élément modifie l’ensemble. Toute réalité naturelle est immergée dans le mouvement, dans ce que les physiciens appellent la flèche du temps, un temps cumulatif et irréversible. Cela sert pour dire que tout l’univers a une histoire.

La nature humaine est sociale et historique. Mais la société et l’histoire sont des entités qui appartiennent à des ordres distincts de la réalité. Ainsi, alors que l’idée de société inclut des aspects matériels, institutionnels et organisationnels (Durkheim : observer les faits sociaux comme des choses), l’histoire est une entité non matérialisable.

L’analyse de la société comme le sujet historique implique une dimension primordiale à la dynamique temporelle. C’est ce à quoi contribuent les théories sociales de fondateurs de la sociologie : Comte, Marx, Durkheim et Weber. C’est cette attention à la théorie du « social becoming » que l’on trouve chez Anthony Giddens, théoricien de l’action sociale en 1982 dans Sociology. A brief but critical introduction. Il y parle de tournant historique de la sociologie. C’est également ce que l’on retrouve chez Pierre Bourdieu. C’est un retour à la dimension temporelle de la sociologie-science après le fonctionnalisme de Talcott Parsons qui posait le problème en termes de structures plutôt qu’en termes de processus dans les années 1950-1960. Des théories de l’action davantage attentives aux processus reprennent vigueur, ce sont celles de la « human agency » où il y a une relation entre l’agent (le sujet) et les structures (une situation historique donnée), entre les actions transformatrices des individus et l’inertie des institutions. C’est la théorie de Giddens qui est reprise à l’occasion de la traduction de La Constitution de la société en 1995. Le problème de l’action du sujet est réinterrogé dans ses interactions avec les structures, en particulier par l’histoire. Dans la société et par la société les choses acquièrent leur dimension historique.

Les structures sociales ne peuvent pas se comprendre sans référence aux acteurs qui les incarnent. Cela s’articule avec la nécessité d’attribuer un certain degré d’efficacité aux sujets historiques. A ce point se pose la question déjà posée au XIXe siècle : qui réalise cette action historique ? Les individus ou les groupes ? Pour l’individualisme méthodologique, les actions collectives sont des sommes d’actions de sujets, alors que pour l’holisme méthodologique, les groupes sont les véritables sujets historiques. Se pose le problème du changement social. Si l’histoire-objet est le résultat des actions des sociétés dans le temps, l’histoire-discipline est l’analyse des étapes temporelles : entre permanences et changements. Le changement fait donc l’histoire même s’il n’est pas l’histoire. L’histoire-discipline serait la science qui a pour mission d’observer le degré de changement. Mais, comment le percevoir ? Quels types de mutations observer pour étudier la société ? Quels sont les sujets à l’origine de ces changements ? Et quels sont leurs interactions avec les structures.

Robert Nisbet, sociologue conservateur, prend le contre-pied de ces considérations en pensant que le changement n’est pas essentiel à l’histoire des sociétés : il distingue les mouvements du changement. La sociologie de Raymond Boudon, tenant radical de l’individualisme méthodologique (les causes ultimes de tout phénomène social résident dans des actes, des croyances ou des attitudes individuelles), soutient qu’il y a des conséquences inattendues aux décisions prises. En fait, le changement social ne peut être considéré comme identique à l’histoire. Le changement des sociétés est sociologique, mais son analyse ne peut être qu’historique : le changement social est l’un des principaux composants qui donnent la dimension historique des choses.

A l’origine du changement, plusieurs théories. Il y a la question des conflits qui sont, dans tout un courant notamment inspiré par Marx, donnés comme l’un des moteurs de l’histoire. Les idées sur le sens (signification et direction) des changements. On revient là à l’idée de progrès qui est structurante, c’est un concept normatif, justificatif et prescriptif des actions individuelles et collectives. De même les notions de croissance et de développement sont à la fois des métaphores explicatives dans les discours et des concepts actifs des sociétés et des individus très fortement attachés à la notion de progrès. Ces notions rendent sinon impensables du moins incompatibles l’historique comme processus et l’idée de permanence absolue d’une structure sociale. Même si l’historique est le degré d’intensité du changement et le travail de l’historien est d’étudier les variations des permanences.

En somme, on arrive à la thèse selon laquelle il n’y a pas de possibilité de comprendre ce qu’est l’historique sinon depuis la prise en compte de la nature sociale de l’homme. Individu, c’est déjà une composante du social. Comme il est impossible qu’un phénomène social n’ait pas de dimension temporelle, une conception de la société sans histoire est impossible : il y a inséparabilité du social et de l’historique. Ce sont deux faits qui permettent de connaître le réel. La société est une combinaison dialectique entre structures et action sociale. La société n’est donc un processus. La société prend sa configuration à partir des actions des sujets sociaux (individu ou groupe) et s’objective dans les structures. On ne peut considérer les structures seules, contrairement à ce qu’à essayé de faire la linguistique structurale dans les années 1960. La société peut être comprise à partir du système social. Pour qu’il y ait société, il faut qu’il y ait relations globales à l’intérieur de celle-ci. Le changement social est consubstantiel à l’histoire, mais l’histoire est quelque chose de plus. Si l’on considère la société comme un processus, le social est sans arrêt modifié par l’évènement est mis en relation avec un milieu (configuration globale). La société n’est pas, elle devient, sauf à tomber dans le/la substantialisme/naturalisation où on commet des erreurs.

II. L’objet théorique de l’histoire

Les considérations sur le temps sont anciennes et appartiennent d’abord à la physique et à la philosophie. En Occident, il y a Aristote et Augustin au départ. Aristote, dans sa Physique, expose des conceptions sur la nature et la mesure du temps. On trouve une mise en absolu de la loi relationnel du temps et du mouvement, mais le temps n’est pas l’équivalent du mouvement. Chez Augustin, on a une conception du temps comme absolu, irréversible : l’irréversibilité du temps est la seule limite à la toute-puissance de Dieu ; on ne peut pas revenir sur ce qui a été.

Newton distingue le temps absolu, vrai et mathématique, un temps en soi et sans relation à l’extérieur, qui s’écoule d’une manière continue et que l’on nomme « durée » ; contre le temps relatif, apparent et commun, mesure sensible et externe de la durée au moyen du mouvement. C’est ce temps relatif qui est utilisé par le sens commun au lieu du temps vrai, absolu. Le nouveau paradigme de la physique au début du XXe siècle l’a toutefois qualifié de conception du temps comme récipient, conception attaquée par Ernst Mach dès la fin du XIXe siècle et détruite par la théorie de la relativité d’Einstein. Ilya Prigojine conclut à l’irréversibilité du temps en considérant que l’univers a une histoire.

La principale réflexion sur le temps émanant d’un historien est celle de Fernand Braudel dans les Annales en 1958 avec un article intitulé La longue durée. Braudel distingue des temps simultanés et différents :

  • Le temps de la très longue durée, à l’échelle humaine ou d’une société mais non dans l’absolu : le temps des paysages (désert, immobile à l’échelle historique)
  • Le temps de durée moyenne des cycles économiques
  • Le temps court de l’évènementiel (celui étudié par l’école méthodique)

Ces 3 temps sont articulés, la même séquence historique les contient tous les 3. Braudel a trop tendance à assigner la moyenne durée à l’économique et la courte à la politique, mais la crise économique par exemple est par essence courte, évènementielle. L’histoire est en tout cas un précipité des 3 durées que Braudel isole. Depuis Braudel, on ne pense plus le temps de la même façon, il y a un télescopage des durées sur un présent : par exemple, dans le quartier d’une ville, on croise des bâtiments anciens (passé lointain) et nouveaux (passé plus récent), ainsi que des individus marchant dans les rues (présent).

Avec une approche très différente, Arnold Toynbee donne une vision moins linéaire du temps, il en a élaboré une vision à partir des notions de « défi » et de « réponse». C’est une vision du temps saccadée par des phases d’accélérations (réponse) qui servent à mesurer le temps des civilisations. C’est une conception du temps quasi circulaire, minoritaire dans la pensée occidentale.

Plus récemment, de nouveaux apports sont apportés à la réflexion par Reinhart Koselleck dans Le futur passé.Contribution à la sémantique des temps historiques, traduit en 1990, ou de Bernard Lepetit dans Les formes de l’expérience en 1994. Koselleck approfondit Braudel : la chronologie calcule selon les lois de la physique et de l’astronomie, mais n’est pas dans la condition naturelle du temps qui s’accomplit, le temps de l’histoire. Le temps de l’histoire n’a pas d’unité parce qu’il est articulé à de multiples combinaisons d’actions sociales et politiques. Dans une situation concrète, les expériences du passé se sont transformées avec le temps et les expectatives, espérances, anticipations y trouvent manière de s’exprimer. L’idée de la temporalité historique se tourne dans l’analyse vers 3 modes de temporalité dans une relation entre passé et futur qui cristallise dans le présent. Le mouvement historique prend place entre l’attente et l’expérience, entre les catégories que l’auteur définit comme horizon d’attente et champ d’expérience. Le temps de l’histoire est cumulatif mais la tentation de saisir l’histoire dans sa totalité ne peut se comprendre que dans cette tension vers le futur, vers ces horizons d’attente. C’est une réflexion très importante menée par un historien, chez lequel on sent l’influence de la philosophie (Heidegger, l’herméneutique allemande). L’histoire est d’ailleurs traditionnellement associée à la philosophie en Allemagne, tandis qu’elle l’est à la géographie en France.

L’objet de l’histoire est une question discutée. Divers acteurs se sont prononcés sur l’histoire. Mais est-elle la chose des individus ou des collectifs ? Ce qui amène la question de savoir qui fait l’histoire et de ce qui doit être conté. La définition de l’objet de l’histoire prend source dans la totalité qu’il représente. Il ne s’agit pas d’une spéculation philosophique recherchant le Sens de l’histoire, ni d’une spéculation éthique pour en faire un instrument de justice dans la société. Rendre compte du processus socio-temporel résulte d’une pratique de recherche ; ce qui suppose une méthode : la construction de l’histoire ne peut que se fonder sur l’expérience investigatrice de la recherche et sur la réflexion critique que chaque historien réalise sur cette dernière.

S’il n’y a qu’un objet de l’histoire, il y a en revanche différentes facettes. Toute connaissance, celles du sens commun ou la connaissance scientifique, part d’une réalité empirique, d’une expérience. L’idée de champ se réfère à un cadre d’expérience observable appartenant à la réalité extérieure et dans lequel s’exerce l’observation de phénomènes déterminés. C’est un ensemble fini de faits qui constituent la base empirique de la connaissance. La recherche du social-historique se déroule sur une parcelle de la réalité. L’historien ne peut travailler que sur des sociétés humaines concrètes, réelles, qui existent ou ont existé. C’est ce qui le distingue des philosophes, littéraires, biologistes ou physiciens qui travaillent sur d’autres types de réel. Mais c’est ce qui le rapproche des sciences sociales. Le champ de l’histoire n’est pas autre chose que le champ commun des sciences sociales. Celles-ci s’occupent du phénomène humain. Sur ce champ commun se fondent des disciplines, parcelles de connaissance ayant leur dynamique propre, alimentées par un ensemble de caractères distinctifs.

Mais si le champ est commun, les disciplines sont distinctes. Elles opèrent sur un même champ, mais les types de connaissance n’aspirent pas à en retirer les mêmes choses. L’homme est un corps physico-chimique, un être vivant, un animal rationnel, un être social, un animal politique, etc. Toutes ces définitions, souvent à l’emporte-pièce, sont intégrées dans le phénomène humain. Mais certaines sont communes à l’homme et aux êtres vivants non humains, tandis que d’autres sont réservées à l’humain. Cette distinction de l’objet sert à différencier les sciences. L’historien manipule et analyse des réalités dont l’entité est naturellement sociale, mais ces réalités sont d’une extrême hétérogénéité. Le fait social n’exclut ni le traitement ni la prise en considération des êtres (psychologie), ni les dimensions matérielles (modes de vie), ni les comportements collectifs (sociologie). L’historien est confronté à l’économie, à la politique, au symbolique (le socio-culturel), etc. Aucun de ces domaines n’est étranger à l’histoire. La complexité des relations humaines est sans doute le problème essentiel de l’objet de l’histoire. L’historien prétend s’intéresser à toutes les réalités de l’homme. L’histoire n’est qu’une discipline, mais elle recoupe toutes les autres. Son problème est qu’on ne peut limiter son champ à un seul secteur de l’activité humaine, elle doit tous les analyser. L’histoire-discipline n’est pas une simple dimension matérielle de l’homme, mais une attribution, un conditionnement et le produit de sa propre activité. Son objet est distinct de ceux des autres sciences sociales et bien plus problématique.

Chaque homme est lui-même historien, et chaque historien assimile ce qu’est l’historique comme une sorte de matérialité de l’existence avec des vagues et des creux, comme une présence dans l’expérience de l’homme de réalités aux temporalités diverses à partir desquelles constituer un passé. Ce sont des réalités-reliques qui servent à la constitution des réels culturels que sont les récits. Ainsi avec les réflexions de Carlo Ginzburg dans Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier frioulan du XVIe siècle sur les notions de formes et de traces. L’historien travaille avec des traces de tout type qui accréditent que l’activité de l’homme se développe selon le temps et qu’ainsi elle est sujette soit à la permanence, soit au changement. Mais l’historien ne peut se limiter à transcrire ce que disent les documents, même si hélas certains le font. Le document ne parle pas, sauf si l’historien le fait parler, s’en empare pour l’expliquer. En conséquence, comment l’historien peut convertir son analyse des documents en concepts ? Comment exprime-t-il ce qu’il y a et ce qui arrive ? Longtemps, au moins jusqu’au premier tiers du XXe siècle, la réponse orthodoxe fut celle de l’histoire méthodico-documentaire où on trouve des expressions, notamment dans le manuel de Langlois et Seignobos, telles que : « L’histoire se fait avec des documents ». A ce compte, l’historien, comme tout « scientifique », selon l’idée positiviste de la science, doit poursuivre les faits bruts : le meilleur historien étant celui ayant recensé le plus de faits. Mais ça ne suffit pas, il faut les élaborer, les mettre en relation. Dès le début du XXe siècle avec Henri Berr dans la Revue de synthèse, mais surtout avec Lucien Febvre et March Bloch dans les années 1930, l’histoire positiviste est attaquée. L. Febvre s’écriait aux historiens dans Combats pour l’histoire : « Les faits, pensez-vous qu'ils sont donnés à l'histoire comme des réalités substantielles que le temps a enfouies plus ou moins profondément et qu'il s'agit de déterrer, de nettoyer, de présenter en belle lumière ». Malgré ces invectives, la même pratique demeure chez bon nombre d’historiens. Dans les années 1950, Henri Irénée Marrou, dans De la connaissance historique, répète : « Rien ne paraît aussi peu clair qua la notion de fait en histoire ». Pourtant, dans les années 1960, l’historien Edward Carr dans What is history ?, considère que le principe du fait historique est à la base de la démarche des historiens.

A la fin du XIXe siècle, cette histoire scientifique, documentée, doit être conçue comme un reflet de l’effort parallèle que la science sociale toute jeune (sociologie) est en train de faire pour s’établir. La relation entre sociologie et histoire est intense, mais non aisée, avec des prises de position fermes et des débats violents entre Durkheim et Seignobos, malgré les efforts de François Simiand pour constituer une science sociale par delà les clivages dans son article « Méthode historique et science sociale » paru dans la Revue de Synthèse en 1903.

Lorsqu’on évoque le « fait historique », on parle d’une réalité historique élémentaire, comme Durkheim parlait d’un « fait social » objectivé pour décrire la mission des sociologues dans les Règles de la méthode sociologique de 1894. Selon l’épistémologie dominante, positiviste, l’existence d’une science est légitimée par l’existence préalable d’un fait spécifique. Ainsi, il n’est possible de parler de science qu’à partir du moment où il est possible de définir un fait empirique. C’est pour cela que Durkheim commence par se demander ce qu’est un fait social : pour lui, il s’agit d’une réalité, sociale. Les faits sociaux sont un ordre de faits aux caractères particuliers qui consistent dans des modes d’agir, de penser et de sentir extérieurs à l’individu et dotés d’un pouvoir de co-action en vertu duquel ils s’imposent à lui. Ces faits sociaux ne peuvent être confondus avec les phénomènes organiques (biologiques) ou psychiques. C’est une nouvelle classe de faits, sociaux. Ces façons de faire, de penser et de sentir sont diffusées à l’intérieur d’un groupe. Le fait social existe donc indépendamment de la forme individuelle qu’il prend en se diffusant. Le fait social est distinct de ses répercussions individuelles. C’est un état qui s’impose aux individus. D’un autre point de vue, les faits sociaux sont des manières d’agir qui acquièrent de la consistance grâce à leur répétition. Leur pouvoir de diffusion n’est pas cause de leur caractère sociologique, mais conséquence. C’est là que Durkheim s’oppose à Gabriel Tarde qui considère que les faits sont sociaux par un phénomène d’imitation. Sa sociologie, plus intuitive et moins méthodique, a été lue très attentivement par Gentile, l’intellectuel du fascisme, ce qui a fait souffrir sa postérité. Poursuivant son analyse, Durkheim précise qu’est un fait social toute action extérieure sur un collectif. Il est général dans la société et a une existence propre, indépendant de ses manifestations individuelles. Il naturalise le fait en lui donnant une tendance holiste.

Le projet de l’Introduction à la méthode historique de 1898 est de fonder l’histoire face à la sociologie. Seignobos et Langlois disent qu’il n’y a pas de fait historique comme il a des faits chimiques. Il n’y a que des procédures historiques de connaissance. Le caractère historique ne réside pas dans les faits eux-mêmes, mais dans le mode de connaissance que l’on a d’eux. Cela témoigne des difficultés de Langlois et Seignobos à évoluer dans le même registre que Durkheim. Ils sont conscients qu’il n’y a pas de réalité qui soit forcément fait historique. Aucun fait n’est historique par sa nature spécifique. Tous les faits humains sont historiques. Pourtant, plus loin dans le texte, ils oublient ces précautions et continuent, au fil de la plume, sans le théoriser, à employer l’expression « fait historique ». Cela vient sans doute de la volonté de répondre au défi lancé par la sociologie à la science. Ils ont craint que l’histoire tombe dans la littérature.

Affirmer qu’il n’existe pas un fait historique ne veut pas dire qu’on nie l’existence d’une science historique. Pour qu’il y ait science, il n’est pas nécessaire ni suffisant qu’il existe un fait conçu comme une chose. Il y a une science du temps, comme il y a une science de l’espace. Le comportement du social dans le temps est un de ces « faits », de ces « phénomènes » qui ne peuvent atteindre une chosification et qui pourtant sont intelligibles, donc analysables. Comment saisir cette qualité et la transformer en connaissance caractérisée ? Fixer la nature des états sociaux et les saisir à travers la dialectique permanence/mutation ; une sociologie qui aurait pour nécessité d’analyser toujours le temps. L’anthropologue Bronislaw Malinowski, dans Une théorie scientifique de la culture, dit que, dans la vraie science, le fait est la relation entre un réel déterminé, universel, et le réel observé. C’est une montée en généralité que pratique Malinowski avec son fonctionnalisme, qui ne peut envisager le réel qu’à travers ce type de relation nécessaire et adéquate. On saisit l’histoire par l’observation du comportement temporel des sociétés : comment peut-on connaître ce comportement ? Celui-ci est rendu visible à travers le changement, l’évènement qui est distinct du fait historique. C’est à un moment le mécanisme et l’expression ultime du changement. La pratique historienne a longtemps laissé croire que l’évènement était en lui-même l’objet de l’histoire-science. Mais c’est un changement qui doit être expliqué à partir de ce qui change. Le mouvement ne s’explique qu’à partir de ce qui se meut. Les évènements rendent de façon incomplète les transformations opérées dans la société. C’est le nouveau système de relations créé par le changement qui exprime le processus historique opéré. L’objectif de l’historien est dans ces situations dont il doit rendre compte en décrivant le passage des unes aux autres. L’historien doit expliquer l’état (stationnaire) et le changement, l’un par l’autre. La transformation et la permanence d’un état social.

Comment conceptualiser l’historique ? L’historique, c’est le mouvement des états sociaux. Ce changement se comprend à partir de l’étude des causes. C’est à ce niveau qu’on se réfère aux acteurs, c’est là qu’intervient la notion de sujet du changement. L’attention à ces sujets est l’une des préoccupations les plus importantes de l’historiographie de la fin du XXe siècle. La question du sujet avait été laissée de côté, un structuralisme trop appuyé devenant a-historique et empêchant de penser les changements (cf. C. Lévi-Strauss). Durant plusieurs décennies, avant le tournant analyste des années 1930 puis structuraliste des années 1960, l’histoire méthodiste a résolu le problème à travers la catégorie du personnage historique. La question se déplace autour de la signification de ces personnages, sur la capacité de l’individu à représenter le mouvement historique avec des positions différentes, allant de l’exaltation des génies historiques, jusqu’à l’idée que les forces, les rapports et les situations sociales vont bien au-delà de ses possibilités, le point culminant se trouvant dans le structuralisme. Les grands changements des états sociaux sont générés collectivement, les sujets ne peuvent être repérés et définis qu’à l’échelle de leur individu corporel. Le rôle d’une entité holiste (classe, corporation, élite, ordre) n’est pas l’explication d’une action, mais celle des actes des individus qui la forment, même s’il faut être attentif au fait que l’action collective et différente de l’action individuelle, comme l’a montré le sociologue Mancur Olson. Ce qui ne signifie pas que l’action collective n’existe pas, seuls existant les intérêts individuels agrégés. L’historien doit se demander :

  • comment s’est manifesté l’historique (évènement) ?
  • où aller l’observer ?
  • Quel concept en rend compte ?

La séquence « état social – acteurs – évènements – nouvel état » est applicable en macro-histoire, mais sert également à n’importe quelle échelle d’analyse. Les phénomènes sociaux de types variés possèdent un degré assez élevé de complexité, ce que l’analyse ne peut ignorer. D’où la dialectique collectif/individu ou état/changement. Un état social fait partie de ce type de structures et de forces sociales, de relations sociales, d’institutions, de sous-systèmes qui composent des sociétés déterminées à un moment chronologique précis. Il est possible de distinguer des états historiques ou des états socio-historiques, ce que les marxistes appellent des formations économiques et sociales, où l’état social est l’effet de caractéristiques et statiques et dynamiques. Ce sont des questions toujours ouvertes, relevant de la décision et de la méthode de celui qui enquête. Dans le travail quotidien de l’historien, cette façon d’envisager le réel historique est rarement explicite. Les historiens se fondent souvent sur une comparaison implicite, souvent chronologique. La mise en séquences de l’historique, que l’on s’adonne à une histoire narrative ou conceptuelle, contient l’idée d’états socio-historiques successifs et de leurs transitions.

Le chercheur, de sa propre initiative, délimite son objet de recherche. La description d’un état social peut commencer avec l’analyse des structures sociales existantes, non simplement à partir des individus comme êtres sociaux ou selon les structures matérielles, mais selon le langage et les représentations. C’est seulement après cela qu’il peut faire une analyse des sujets. De même on ne peut faire l’économie des acteurs. Le type d’économie, les formes de production, les rapports de force sociaux, les systèmes de croyances, etc. forment l’état social. C’est une idée sur laquelle l’historien peut focaliser sa recherche pour évaluer la nature du changement social afin de comprendre la valeur et la signification des changements. Il est impossible de parler de changements sans avoir à l’esprit l’idée de statique.

Dans les petits groupes humains, les rapports à l’environnement sont bien définis, même quand ils sont en voie d’altération. L’anthropologue Clifford Geertz a appelé à une science interprétative à la recherche de sens à partir d’une « description dense » des faits et du terrain observé en tenant compte du point de vue des différents acteurs. Mais la description n’est pas l’interprétation, et n’est donc pas l’explication. L’idée d’état social permet à la fois de ne pas survaloriser ou sous-évaluer le changement. La relation entre les éléments d’un système change toujours sans pour autant que la structure du système change (état social) : c’est l’idée du mouvement social.

La question du sujet, longtemps débattue, est passée sous silence à la moitié du XXe siècle chez les Annales comme chez l’historien marxiste Pierre Vilar. Le sujet est éloigné des réflexions, et cela d’autant plus sous l’influence du structuralisme et de la philosophie de Louis Althusser qui fait une tentative de création d’une philosophie structuralo-marxiste. A partir des années 1970, dans la sociologie, l’anthropologie et l’histoire, on a voulu promouvoir le retour du sujet. Ainsi du sociologue Michel Crozier dans L’acteur et le système en 1979. L’histoire économique a réintroduit le sujet au cœur de ses préoccupations, notamment dans la sous-catégorie des entreprises.

Le sujet n’a cependant jamais véritablement disparu. Le repli du structuralisme sans sujet n’a pas laissé le champ libre au retour à la situation épistémologique d’avant 1930. On n’en est pas revenu à la narration à prétention non explicative. Il s’agit plutôt de replacer le rôle individuel dans l’action sociale en tâchant de comprendre la relation entre action et structure. C’est une nouvelle manière de comprendre l’homme comme être social et historique. La notion holiste : acteurs soumis à un environnement et à des rôles, où la capacité de choix est considérée comme essentielle, selon la vision du sociologue Anthony Giddens. Le sujet n’est pas l’exact équivalent de l’individu, il se situe à l’articulation du rôle de l’individu et du collectif.

Dans l’histoire-science, le retour du sujet et de la narration avec Lawrence Stone dans The Past and the Present en 1981 n’a pas signifié revenir à l’état du début du XXe siècle. Le nouveau sujet n’a pas signifié le retour à l’histoire politique des grandes figures. Porter l’attention sur l’action historique met en relief l’action des individus et des groupes. En histoire surtout, les individus personnalisent les actions. Les individus surgissent à la connaissance de l’historien dans leur individualité profonde. Le débat méthodologique entre individualisme et holisme, crucial pour un sociologue ou un anthropologue, l’est moins pour un historien. Les états sociaux sont des relations entre sujets (personnes, etc.) au sein d’un état social où se prennent les décisions, où celles-ci sont amenées à la réalisation. Par exemple, dire que la bourgeoisie est l’introductrice du libre-marché dans l’économie contemporaine peut être vu comme une façon métaphorique de parler puisque cette idée ne saisit pas toute la réalité historique. Il faut d’abord s’entendre sur la définition du concept de « bourgeoisie ». Si on entend par là un agent historique parfaitement défini, donc réifié et naturalisé, on va droit vers les difficultés. En même temps, la science ne peut pas construire ses objets sans un certain modèle et niveau de généralisation, sauf à renoncer à expliquer quoique ce soit. C’est à l’intérieur de ces généralisations qu’on peut analyser les actions des sujets concrets. L’individualisme méthodologique considère impossible de penser les collectifs. Il a des inconvénients qui ne sont pas moindres que ceux d’un holisme excessif.

L’histoire-science est donc revenue au sujet, mais non globalement au personnage. L’histoire n’est plus celle des actions exceptionnelles des grandes figures, des hommes illustres. Le retour du sujet ne signifie pas non plus qu’il soit impossible d’utiliser les concepts de collectif, mais il interdit de le faire réifier, d’en faire des choses. On fait ainsi porter l’accent par exemple sur les personnages du commun, notamment l’historien marxiste Michel Vovelle au début des années 1980. En histoire, l’influence de la « microstoria » a été grande. Les individus ne sont plus des abstractions.

En définitive, l’individu est multiple, c’est un acteur dans un mouvement historique qui peut avoir une entité personnelle diverse : il faut saisir l’articulation entre le sujet et l’action historique. L’évènement est le mécanisme décisif, l’élément déterminant du processus historique. A travers les évènements se modifient les états sociaux. C’est une autre chose de dire que l’histoire discipline se résume à l’histoire des évènements. Ce qui est important, c’est que l’historien ait une idée définie de ce que représente dans le monde historique l’évènement. Les diatribes adressées par l’école des Annales à l’histoire historisante, évènementielle, se fondaient sur le fait que trop d’historiens au début du siècle pensaient que l’histoire se satisfaisait des évènements.

Le concept d’évènement a plusieurs significations. Le physicien dit qu’un évènement est constitué d’une paire d’états successifs. L’évènement signifie rupture, point final de la permanence. Au-delà un évènement n’acquiert son sens que dans le contexte précis de l’état où il se produit. L’évènement pourrait être assimilé à l’instant mais il est plus large : attribution de l’unité dans le temps et signification d’une rupture dont l’équivalent temporel n’est pas fixe. L’expression évènement montre sa complexité par sa polysémie démesurée. La seule unité que l’on peut reconstituer est celle de changement.

L'histoire-discipline explique le temps des choses. Sans le temps il ne peut y avoir d'explication historique... L'historien rend compte du temps historique à travers:

  • la chronologie, où il faut mettre en relation le temps de l'histoire avec le temps astrologique
  • l'analyse du changement ou de la durée, où le temps a à voir avec les régularités et les ruptures
  • la détermination de l'espace d'intelligibilité (donner du sens à l'histoire): c'est la périodisation historique (fixation d'époques), ce qui implique de rendre intelligibles les phénomènes historiques

Avec la chronologie, il s'agit de montrer empiriquement comment c'est le comportement historique lui-même qui détermine le temps, et non l'inverse (défendu par Newton). Le temps n'existe que par l'histoire. L'analyse de la succession des différentes étapes sociales établit la chronologie. Celle-ci est la première et la plus élémentaire des techniques de connaissance historique (K. Pomian). Au-delà de la technique, quel sens est contenu par la chronologie? C'est une méthode pour ordonner le temps et placer les évènements en séquences. Mais ce qui importe, c'est que la chronologie est mesure et notation du temps astronomique (année, mois, jour, heure): conception selon laquelle les mouvements humains sont précisément situés dans une succession d'intervalles cycliques. Si la chronologie est la mesure de la succession, elle ne saurait être une définition du temps. En histoire, la chronologie ne saurait être une simple dénomination extrinsèque, elle lui est substantive. La datation d'une réalité humaine est l'attribut le plus constitutif de cette réalité, ce qui signifie que la notation elle-même de la date de l'évènement n'a pas qu'une simple signification arithmétique. Pourtant, la chronologie est aussi l'axe par lequel les états sociaux sont remis à leur place, aux deux sens du terme. D'un point de vue instrumental, la chronologie est pour le chercheur un métier sur lequel se situent et se classent les évènements: c'est le principe de la frise chronologique. La chronologie est à ce titre le premier instrument servant à la comparaison et à la hiérarchisation de ce qui est arrivé. La date d'une situation historique ne définissait celle-ci qu'en connexion avec d'autres déterminants. C'est un instrument de recherche, de récupération d'une information.

En revanche, la détermination du temps humain n'est pas entièrement contenue dans la chronologie. Ce que confirme Fernand Braudel dans son article de 1958, même si souvent dans le cours de l'exposé, en première impulsion, le temps est utilisé comme le temps absolu de Newton, sorte de flux et de plan temporels sur lequel se déroulent les évènements. Dire que le temps de l'histoire n'est pas le temps de la physique est une évidence, mais de manière paradoxale on sait qu'il existe un temps de l'Univers (I. Prigogine). Cependant, pour celle-ci, on ne peut en avoir la conception que par analogie avec l'histoire humaine. L'histoire inclut de fait la conscience de l'historicité, ce qui ne peut s'appliquer à tous les domaines de l'Univers, même si ceux-ci ont une chronologie. La chronologie sert à établir l'avant et l'après, c'est une mesure de base du temps mécanique, distincte du temps historique. Tout changement qui ne peut être rendu intelligible comme changement à un moment donné de l'ordre temporel perd tout sens. C'est le travail de l'anthropologue S. Krakaver qui a conduit à conceptualiser ce qui est parfois appelé le temps interne. La chronologie est un instrument de mesure du temps qui tient à l'ethnologie. Hors l'observation du cycle astrale, les différentes cultures ont des conceptions très différentes du temps et de la signification qu'il convient de lui donner. On s'est longtemps plu à distinguer les cultures à temps circulaire de celles à temps linéaire, mais c'est une idée remise en question par les nouveaux anthropologues à l'encontre de Mircéa Eliade. La conception linéaire du temps a notamment conduit à élaborer/utiliser la notion de « vitesse du temps », expression métaphorique qui rend compte d'une expérience du temps, qui passe « vite » ou « lentement ». Cette expression a l'avantage de retracer ce sentiment construit par l'observation des changements provenant de la succession rapide des « faits ». Sur le mouvement historico-social, quelques notions bruts expriment ces variations d'impressions pour essayer de rendre compte de cette typologie quantitative des évènements: crise, révolution, transition, évolution, mutation, métamorphose, etc. Ce qui rend compte de différents types de changements et amène une constatation: à un seul temps chronologique peuvent correspondre différents temps internes.

Une méthode peut employer plusieurs techniques de recherche. Une technique peut être utile à diverses méthodes. La question clé dans la méthode de recherche porte sur l'objet et le sujet. Jusqu'à quel point la connaissance peut avoir la garantie que ses résultats ne sont pas biaisés par la subjectivité du sujet qui connait (préjugés, présupposés, etc)? Une connaissance objective est-elle possible, notamment lorsque l'être humain est l'entité spécifique de connaissance? Les méthodes scientifiques sont celles qui essayent délibérément d'éliminer les présupposés du sujet. Ce sont des règles établissant des limites entre le producteur d'un énoncé et la procédure qui le permet. Il y a deux démarches: la déduction (économie) et l'induction (histoire). La procédure inductive part de l'existence de faits présentant des homologies pour établir qu'il y a certains faits des types de relations que l'on peut cerner suffisamment longtemps pour pouvoir les définir. L'inductivisme va ainsi des faits particuliers à la généralisation par la répétition de ces faits. C'est une démarche employée par les premiers économistes jusqu'à John Stuart Mill, puis combattue par la procédure hypothético-déductive qui part elle du principe car elle estime qu'on ne peut prouver la généralité de la relation apparente entre les faits. La méthode déductive part du prédicat hypothétique qu'il existe certains types de relations déterminées entre les phénomènes qui ont été mis en contraste et vérifiés. L'hypothético-déductif procède de l'universel vers le particulier. Mais être à la base d'un phénomène avéré ne prouve pas la véracité de l'hypothèse. C'est la thèse centrale de l'épistémologie de Karl Popper autour de la falsabilité des faits. Si une seule proposition est fausse, l'hypothèse entière est fausse. De là il déduit que la meilleure manière de conforter une hypothèse, d'établir sa véracité, n'est pas simple, car les vérifications d'hypothèses sont de caractère conditionnel. Ces conditions sont qu'elles doivent pouvoir être reproduites techniquement. C'est ainsi qu'on arrive à l'expérimentation qui s'emploie comme méthode de confrontation et de découverte. C'est ce qui amène Popper à réfuter tout caractère de scientificité à l'histoire, puisqu'elle ne peut être expérimentée.

Faire de la recherche historique, c'est rechercher une dimension de la société et, en ce sens, la méthode historique est partie de la méthode des sciences sociales. Reconstruire l'histoire est également une des alternatives méthodologiques des pratiques des sciences sociales. Cela revient à dire qu'il y a une méthode historique de l'histoire, propre à la discipline et une méthode historique (histoire-objet) qui peut être employée par d'autres sciences sociales, telles que la sociologie et l'anthropologie. L'histoire-science a reçu de nombreux renforts méthodologiques et techniques des sciences sociales: quantification, création symbolique, discours, pouvoir, etc. En recherche historique, les phénomènes et processus sont uniques. Par conséquent, ils n'ont pas de régularité, on ne peut réaliser d'étude empirique réelle, il ne peut donc pas y avoir de scientificité. Le comportement temporel de la réalité humaine est difficile à cadrer dans la théorie à valeur universelle. Une des difficultés majeures pour construire la scientificité de la discipline, c'est de considérer l'histoire comme une forme de connaissance sui generis.

Droysen, dès le milieu du XIXe siècle, est le premier à montrer que l'histoire est un type de connaissance particulier. La thématique de la connaissance historique serait encadrée dans un système de connaissances distinctes d'avec le social. La connaissance de l'histoire s'inscrit dans la connaissance du social. De cette caractérisation de la nature de l'histoire-science procède la méthode historique. Si l'histoire peut établir qu'il existe un objet historique au sens où il y a de l'historique comme il y a du naturel et du spatial, on déduit qu'il existe une méthode capable d'explorer cet historique. La définition de l'objet et de la méthode sont les deux extrêmes d'un processus intellectuel qui ne peuvent être séparés l'un de l'autre. On pourrait imaginer d'après la définition de Droysen que la connaissance de l'histoire étant une chose en soi, il y aurait une façon particulière d'y accéder. Donc la méthode historique a à voir avec la méthode des sciences sociales, même si elle a sa spécificités, ses premières particularités et les premières difficultés pour établir une méthode historique procédant de la nature même de ce qu'est l'historique.

Les changements sociaux passent à l'histoire classifiés selon leur chronologie, leur signification temporelle ne saurait être épuisés à ce niveau en raison de la signification de ces changements. L'histoire est discontinue, ce qui ne signifie pas pour Pomian qu'il y ait des temps lents ou des temps rapides: il y a des histoires lentes et des histoires rapides qui marquent le temps au point de s'y presque identifier. Selon lui, le temps historique n'est pas une simple dimension, mais une architecture des choses. L'historien fait montre de ce qu'est son métier en périodisant, car c'est le passage à l'intelligibilité. Les problèmes de la situation chronologique ne sont pas réglés lorsqu'on s'est contentés d'évoquer des ères. La question de la chronologie des différents états sociaux, celle du changement de ceux-ci, ne renvoient pas à la datation des évènements mais à la conceptualisation des situations historiques. La question de fixer les bornes d'une situation n'est pas simplement dérivée des dates d'évènements, mais de la conceptualisation des phénomènes, condition nécessaire de l'analyse du comportement temporel des choses. Comment peut être comprise dans sa postérité une affaire historique? Comment délimiter les phénomènes pertinents aux processus que l'on examine? Une simple date, pertinente ou non, ne saurait être suffisante. La création d'une situation historique déterminée butte toujours sur la difficulté de borner le début et la fin. La détermination du début et de la fin d'une conjoncture devrait toujours être fonction de l'entité considérée et du nombre de facteurs considérés comme nécessaires à l'explication, chacun de ces facteurs (institutions, économie, culture, etc) pouvant être analysé séparément. Ces combinaisons de facteurs, toujours à l'œuvre, n'amènent pas toujours clairement une situation singulière.

III. Les méthodes de l'analyse historique

La méthode est une garantie. La connaissance scientifique est supérieure parce que méthodique, sans que cela garantisse toutefois de parvenir à la vérité. La méthode est nécessaire mais non suffisante à la connaissance historique. La méthode scientifique est une procédure permettant d'accéder à des connaissances à partir de palliés garantissant que ce qui va être connu pourra être expliqué. La réalité que l'on proposera sera démontrée. La connaissance est scientifique grâce à une analyse systématique de la réalité à laquelle les hypothèses se réfèrent. Les méthodes des sciences sociales sont forgées à partir des méthodes expérimentales (mécaniques).

La méthodologie, c'est apprendre à découvrir et analyser les procédés et les procédures logiques sur lesquels se fonde la recherche. Il y a une différence entre la méthodologie descriptive et celle d'analyse, la méthodologie générale et celle spécifique. La méthode est un ensemble de règles de procédures, c-à-d des principes narratifs qui n'épuisent pas toutes les possibilités opératoires que tout processus de connaissance peut présenter. L'usage d'une méthode scientifique présuppose des conditions. C'est ce qui permet de distinguer la méthode scientifique. Ces conditions sont au nombre de 4:

  • toute méthode provient de présupposés théoriques préalables. La clé de la méthode scientifique se trouve dans la forme sous laquelle la vérité est justifiée. Les questions sont toujours posées en termes de validation et non d'exploration. Il n'y a pas un chemin unique qui mène à la connaissance scientifique
  • tout champ de recherche est une réalité définissable. Il n'existe pas de recherche valide si on l'isole d'un contexte de problèmes présentant à chaque moment un état de la question précis et qu'il est nécessaire de connaître
  • toute réalité n'est pas immédiatement objet de recherche de la science. Pour faire science, il faut passer par les conditions méthodologiques. La méthode ne saurait se réduire ou se confondre à un simple catalogue de pratiques utilisées pour la description et la classification des « faits ». Il ne saurait y avoir une méthode scientifique si l'on ne parvient pas à une connaissance qui n'irait pas au-delà du sens commun. Toute connaissance n'est pas scientifique en soi
  • la science ne s'achève pas après la simple description des choses mais doit mettre en forme un langage pour les appréhender de façon universelle. C'est en ce sens que les mathématiques s'y prêtent particulièrement

Seignobos pointe la non spécificité des faits historiques, contrairement à ce que Droysen semble supposer. L'historique dans un fait n'est pas autre chose qu'une connotation référent à sa position dans le temps. La méthode historique a sa part générique. Il n'est pas possible de connaître l'histoire sans un certain degré de généralisation parce que l'histoire en soi n'est pas un simple registre de la diachronie des phénomènes humains. Dire qu'il n'y a pas de « lois de l'histoire » ne signifie pas que la connaissance historique ne puisse pas dépasser le simple stade de la description. Seule, la description ne saurait faire science. La méthode historique est générique, elle coïncide avec celle des autres sciences sociales en ce qu'elle est appréhension des sociétés, de systèmes, que l'évènement est une manifestation des structure, qu'elle n'est pas simplement une science des comportements humains mais des structures qui se créent ou se détruisent au-delà des intentions de l'action humaine. Il y a une méthode spécifique de l'histoire, mais elle n'est pas une méthode en soi de l'histoire. La méthode historique est spécifique car le temps, le changement est le déterminant essentiel de sa recherche. Pour pouvoir parler de régularité, l'histoire aurait à procéder à travers l'établissement de typologies claires avec les « faits » historiques. La description, récit ou pas (tableaux statistiques, etc), occupe dans la méthode historique une place très importante, mais non exclusive.

Tout est affecté par le temps. Tous les faits qui touchent l'homme peuvent être objet de l'histoire-science. C'est une question d'ordonnancement temporel, non de typologie. La méthode de l'historique procède par comparaison entre des processus simultanés dans des domaines divers et dans le temps. Elle capte son objet à travers des conceptualisations sur les objets et sur les individus. Le plan individuel et le plan collectif ne sauraient être intelligibles seuls. La méthode de l'historique est essentiellement globalisante: c'est l'ambition de l'école des Annales ou de Pierre Vilar qui a mentionné que l'économie politique et l'histoire sont deux sciences globalisantes et dynamiques.

Ce que l'on sait de l'histoire est une vision à partir du présent. C'est ce que Benedetto Croce, philosophe italien, résumait à la fin du XIXe siècle en disant que toute histoire est toujours contemporaine. Il y a des simplifications méthodologiques. De ce point de vue, l'histoire-science est le legs de tout le passé de l'homme. La langue de l'historien est pour l'essentiel la langue commune. C'est l'un des moyens de saisir la connaissance: outil cognitif et théorique, en diachronie ou en synchronie, par la comparaison. Charles Tilly a établi la nécessité de la comparaison entre les grands changements structuraux, il en distingue 4 types:

  • la comparaison individualisante qui compare deux phénomènes spécifiques pour capter les particularités de chaque cas
  • la comparaison universalisante dont le but est de mettre en lumières des propriétés communes (utilisée dans l'évolutionnisme et l'organicisme au XIXe siècle, mais aussi pour définir les étapes de la modernité dans les analyses de Rostow, par exemple)
  • la comparaison différentielle (ou par la recherche de variations) qui cherche les différences entre structures comparables
  • la comparaison systémique (ou globale) qui est une comparaison entre divers points d'un même système afin d'analyser le système d'ensemble et les relations que chaque élément entretient avec lui (par exemple, le système-monde d'I. Wallerstein qui distingue le centre de la périphérie)

Conclusion

Le problème historique à l'origine d'une recherche peut avoir des motivations diverses. Certains sujets seraient dignes de l'histoire et pas d'autres. La recherche historique surgit de traces, de nouvelles sources, de nouvelles connections entre les choses, de nouvelles comparaisons, elle a à voir avec une insatisfaction eu égard à la connaissance disponible. Les thèmes de recherches sont motivés par des considérations personnelles, qu'elles soient d'ordre intellectuel, affectif, politico-idéologique ou stratégique.